Alfred Hitchcock – « Le Rideau Déchiré » (1966, reprise)

 

Reprise ce mercredi pour Le Rideau Déchiré, un Hitchcock encore mal aimé et qui aura sur sa route une autre réédition , celle en 8K dune Mort aux trousses qu’on ne présente plus… Alors attardons-nous un petit peu sur ce film d’ espions qui possède une puissance d’abstraction qui aura finalement rarement atteint ce degré dans la filmographie du « maître du suspens ».
 
 
Les biographies et les nombreux livres sur Alfred Hitchcock ont eu le temps de le raconter en long et en large : après Marnie, voir au milieu du tournage de celui-ci pour certains, le cinéaste entre dans une crise où son style se retrouvé confronté aux nouvelles vagues européenne et américaine. C’est le moment des entretiens avec Truffaut, et de déconvenues au box-office et avec le studio Universal. A propos du Rideau Déchiré, on lit à peu près toujours la même chose : les anecdotes de rupture avec Bernard Hermman et la BO rejetée, le poids de l’absence du chef opérateur Robert Burks, les difficultés du cinéaste avec la « méthode » de Paul Newman, une Julie Andrews en parfait miscast, un scénario faiblard, et une scène de meurtre très longue (près de 7 minutes) en guise de morceau de bravoure qui vaut le déplacement…
 
Au-delà de cette appréciation devenue un peu générique, on peut aussi revenir sur un long métrage qui est peut-être loin d’être ce simple « petit film raté » suivant le « grand »… Bien supérieur à son successeur L’Etau, pour le coup une véritable épreuve de perdition, Le Rideau Déchiré témoigne finalement aujourd’hui d’une belle cohérence d’ensemble et d’une grande singularité : il renoue à la fois avec un univers absurde façon Quatre de l’espionnage, fait d’artifices et de trompe l’oeil nombreux, mais pousse aussi son environnement hollywoodien classique au bout de ses possibilités et retranchements pour aller tâter les "modernités" crânantes du moments par un autre versant.
 
 
Tandis qu’en France, Clouzot se perd en Enfer et avec sa Prisonnière à la recherche d’une avant-garde qui semble lui échapper, Hitchcock paraît pousser quand à lui jusqu’à l’absurde tous les dispositifs artificiels du cinéma de studio : carton-pâte, matte-paintings mis comme rarement en évidences et saturations de projections en arrière-plan créent un univers d’artefacts dont la visibilité se retrouve particulièrement appuyée, comme si plus rien n’était de l’ordre de la tentative d’illusion, et que toute cette esthétique devenue « survisible » était au service de l’absurdité politique d’un monde de la guerre froide qui lui même est un fabriquant d’iconographies bien plus puissant en moyens qu’Hollywood.
 
 
Les premières images en bateau du Rideau Déchiré sont parlantes : nous sommes près de Copenhague, et à l’écran seul suffit un plan d’eau changée en glace à l’intérieur d’un verre pour figurer le climat. Le couple dont on va suivre les péripéties apparaît ensuite sous une grande couche de draps et couvertures d’où émergent leurs têtes quasi Disneyennes, une image anti-érotique au possible, mais d’une étrangeté assez saisissante, d’autant qu’Hitchcock filmera le dernier baiser de son film en enroulant intégralement comme en écho ses deux personnages dans une serviette. Dés son amorce, le cinéaste étire plus que de coutume une situation, et cette fois pas nécessairement pour séduire et détourner la censure, comme il le fit des baisers successifs entre Ingrid Bergman et Cary Grant (ou entre Eva Marie Saint et Cary Grant)… Le spectateur a le choix : soit il suit cet itinéraire et ce climat un peu étrange mais extrêmement assuré dans ses incongruités, soit il décide que l’exécution tient tout bonnement du parfait ratage, et que la décadence est à l’oeuvre.
 
 
Htchcock a-t-il pensé à Bergman en débutant ainsi en terre nordique ? Il est tentant de faire le raccourci, d’autant que son récit s’amorce avec l’incompréhension d’un couple, et les « soupçons » de la fiancée sur son amant, mutique et au comportement à priori aberrant. On observera à quel point, sans s’embarasser de détailler dans son récit, en le maintenant comme en surface, le cinéaste reste particulièrement limpide dans la construction du film, et à sa succession de points de vue : on débute dans l’intimité étrange d’un couple en spectateur invité, puis on ne s’intéressera plus pendant une demi-heure qu’à la paranoïa de Julie Andrews qui ne comprend pas grand chose aux faits, gestes et déclaration de « rupture » de l’agent double Paul Newman. Et ainsi, en passant tour à tour de l’anodin à la filature amoureuse, on se retrouve presque en un clin d’oeil à Berlin Est, en passant du côté de l’amant-ennemi…
 
 
Toujours sur le mode de la poursuite, mais plus perverse et anxieuse cette fois, Hitchcock quitte la jeune femme de manière plus douce que Janet Leigh dans Psycho, et part laver la réputation de son « traître » de héros en le faisant errer dans un musée désert et fantasmagorique, puis en le faisant basculer presque par une porte dérobée dans une pleine campagne allemande pas plus habitée. C’est cette fois Robert Bresson qui pourrait être convoqué devant tant d’épure : les pas raisonnants des deux acteurs dans un espace totalement vidé, et bien sur cette fameuse séquence du meurtre de la ferme. Seul y interviennent le mouvement des trois corps qui se disputent à terre, le son d’une marmite éclaté sur un mur ou les râles et lourds silences, le bruit du gaz…
 
Le couteau de cuisine qui surgit comme un fantôme n’a plus qu’un rôle dérisoire dans la violence (comme un peu plus tard dans le film une chute d’escalier presque clin d’oeil à Psycho)… Newman demandait à Hitch pourquoi la fermière devait l’aidait à tuer si laborieusement le garde du corps dans cette scène. Car de fait, il n’y a aucun héroïsme ici à suivre ce scientifique qui possède un charisme néant, y compris dans son propre domaine : Hitchcock semble en faire un médiocre notamment incapable de mener à terme ses propres recherches, allant dévaliser le manque de sa formule chez l’ennemi, réduisant au passage son patriotisme à une certaine ambiguïté cynique. On pense un peu à Newman quelques années plus tard dans l’également très épuré Piège de Huston d’ailleurs : même ici il ne tombe pas si bas dans la transparence.
 
 
On aurait envie de continuer sur cette lancée, tant on est est typiquement devant le type de film pour lequel on est tenté de « raconter » les images et les scènes plutôt que de chercher leur interprétation. Il y a beaucoup de plaisir à se laisser avaler par ce petit magma hypnotique qui invite sans doute moins que d’autres oeuvres de l’auteur à la réception rhétorique, analytique. Il semble contenir en son sein tout un expressionisme finissant, des formes comme issues du muet qui ne sont plus ramenées peut-être qu’à leur simple mais plus évidente manifestation. Hitchcock joint dans ce film les deux bouts idéaux d’un cinéma où le langage formel et sa maestria se fond in fine dans un certain sentiment d’"invisible", comme pour se rattacher à quelque chose qui dépasse l’idée de style. C’est  Une perspective finalement bien annoncée par ce générique de début très ramassé, fait de deux uniques fumées colorées et de plans-visages du film souvent grimaçants, incrustés, qui passerait pour du Saul Bass ou du Binder simplifié à l’extrême jusqu’à des effets de cinéma muet… La ritournelle assez simple et prenante de John Addison elle aussi procède par une sorte de régression "positive" des magnifiques partitions d’Hermann.
 
 
Torn Curtain prend tout le processus hitchcockien à rebours, ou plutôt le pousse à bout dans ses limites. Mais pour qui saura passer cette épreuve de départ, il s’offrira à lui peut-être un film d’une évidence et d’une « clarté » rare : quand on a passé la séquence magistrale du duel entre scientifiques autour d’un tableau noir, avec un savant russe à barbiche qui en hurlerait au "zouave" de s’être fait détrousser et duper, ce n’est peut-être pas pour rien que le film rejoint dans sa longue course-poursuite le Hergé de l’Affaire Tournesol, dont la proximité fortuite serait vraiment le fruit d’un hasard fascinant…. Qu’on prenne la scène claustro du bus en la mettant au parallèle à la grande échappée en char de l’aventure borduro-syldave, ou ce passage au théâtre avec cette danseuse jalouse bien proche de Bianca Castafiore, il y a un petit festival de corrélations possibles dans ce dernier tiers du film, entièrement placé sous le signe de la fuite… Si vous avez rêvé d’une quasi-parfaite adaptation de Tintin, ne l’attendez plus : au fond elle existe peut-être!
 
 
Reprise le 30 juillet 2014 (Swashbuckler films)

 

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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