Il fait nuit noire. Dans le bleu foncé du ciel, au loin, un train se découpe et file à l’horizontale. Dans ce train, assise à la fenêtre, Juliette contemple l’obscurité, le regard figé de tristesse. La caméra quitte alors son visage pour plonger dans le noir, et voilà que l’on pénètre en la mémoire de vingt ans de son existence : « L’histoire commence en 1962 », où Juliette vit à la campagne avec son père, maréchal-ferrant, sa mère et ses frères et sœurs. Aînée de sa fratrie, elle a déjà outrepassé l’âge de l’insouciance, et doit faire face à un père sous l’emprise de l’alcool et une mère accablée de chagrin. Alors que la protagoniste tombe secrètement amoureuse de Pierre, son destin bascule : contrainte de vendre leur maison et leur forge, sa famille cherche un hébergement provisoire. Marcel, un cheminot, accepte, et dans une sinistre manigance, force Juliette à l’épouser. C’est le début d’un quotidien qui s’érafle, flétrit, et se précipite peu à peu dans des affres de souffrance et de peur. Vingt ans avant Te doy mis ojos de la madrilène Icíar Bollaín (2003), Aline Issermann dépeint le thème des violences conjugales dans cette fable naturaliste du Destin de Juliette, avec une délicatesse et une poésie qui tranchent nettement sur la violence abrupte de ses films-successeurs traitant du même sujet.
Le récit de la vie de Juliette s’ancre dans une perspective plus mélancolique encore que son destin : celle de la misère humaine. La réalisatrice dessine un portrait cruel de Marcel, mais filmant parfois sa propre souffrance, donnant alors raison à sa femme, qui le qualifie non sans un certain mépris de « pauvre type ». Plus qu’une dualité manichéenne entre l’homme violent et sa victime féminine au sein du mariage, c’est la souffrance dans son entièreté qui est dépeinte, dans le cadre du schéma patriarcal se répétant dans la tourmente. Une relation ainsi imposée ne pouvait qu’être vouée à l’échec. Le suicide de son frère, empêché de faire le travail qu’il aime, le mariage imposé, la violence conjugale, la pauvreté, la peur, la maladie. La vie ne semble être que subie, éprouvée, et endurée, au milieu de cette campagne pourtant si belle et si calme. C’est d’ailleurs avec une tendresse certaine que la caméra suit le travail agricole, ces champs de blé rutilant sous la lumière du soleil, ces portes en bois dont la peinture s’écaille au fil des ans, ces rails qui s’enfoncent dans l’horizon silencieux, ce vent qui caresse la campagne, et ces nuages délicats sculptés dans le ciel. Mais au milieu de cette nature placide et poétique, où la chaleur du soleil, les craquements de la terre sous les pas et le souffle du vent sont presque sensoriellement perceptibles, les visages sont graves et figés, comme saisis par la souffrance. Mais ils sont aussi parfois, au contraire, rieurs, respirant la joie et l’espièglerie —en particulier lorsqu’il s’agit d’enfants. La fille de Juliette et Marcel, petite, adoucit le quotidien si dur de la protagoniste. Elle est porteuse d’espoir, de vie et de bonheur. C’est une véritable lueur dans l’existence tragique de Juliette, dont la peinture devançait déjà celle de cette enfance rayonnante dans les tréfonds de la pauvreté agricole, que représentera Sandrine Veysset dans Y aura-t-il de la neige à Noël (1996).
Le film d’Aline Issermann se teinte d’une lueur colorée et palpitante, faisant penser à ces peintres cinématographiques comme Fellini, Bergman ou Varda. C’est un cinéma qui saisit la beauté et la poésie dans les mouvements lumineux, sonores et cinétiques de la nature, et font le portrait d’un personnage sur une tranche de vie, dont le déterminisme se représente par des touches impressionnistes. Par cette image dense et tragique, Le destin de Juliette devient un long métrage sensible, porté par des paysages extérieurs et intérieurs aussi contemplatifs que bouleversants. Par « intérieurs », Aline Issermann entend aussi préciser le traitement émotionnel de ses personnages —comme dans cette séquence où le petit frère de Juliette, dévasté par ses aspirations brisése, sanglote la tête dans les bras, seul dans une pièce où la couleur bleue domine, et enveloppe l’atmosphère de mélancolie. La nature, en tant que paysage extérieur, se fait aussi le berceau émotionnel des personnages : ainsi, la froideur dans la relation entre Juliette et Marcel se manifeste dans la brillance du soleil tapant. C’est aussi bien un refuge, comme lorsque Juliette s’enfuit dans la forêt pour crier son désespoir d’une telle injustice. La dialectique entre intérieur et extérieur s’exprime par des plans à la profondeur soigneusement sculptée, où l’on voit par exemple une scène du quotidien dans la maison, la porte ouverte, laissant apparaître la campagne à l’horizon, de telle sorte que l’on s’imprègne d’une impression de densité très puissante de l’image.
Le destin de Juliette devient, grâce à cette profondeur, un film-émotion, faisant subir à son sujet, la protagoniste, un sort terriblement injuste et tragique : à partir de cette tragédie, le choc se produit et la souffrance s’installe, progressivement. La réalisatrice retrace le parcours émotionnel et psychologique de Juliette, qui, d’abord triste et apeurée, finit par perdre espoir, avant d’être sauvée par la rage et le cynisme. Tout au long du film d’Aline Issermann, on est frappé par ce regard si abyssal de la protagoniste, qui dégage une intensité que l’on retrouvera chez Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi d’Agnès Varda (1985). Plus que le récit d’une vie brisée, c’est la peinture de ce que la soumission à la violence d’un homme engendre comme souffrance qui est représentée. Juliette n’a pas pu épouser celui qu’elle aimait. Elle a été malmenée psychologiquement et physiquement par un homme qu’elle n’aimait pas. Mais elle a eu une enfant, porteuse d’espoir, telle une promesse d’une vie meilleure.
En cela, la cinéaste réalise un film-espoir. Le destin de Juliette n’est finalement pas si tragique que l’on ne croit, car Aline Issermann souligne que le plus fort des déterminismes peut lui aussi être soumis à l’aléatoire de l’existence. A maintes reprises, le film fait émerger des parcelles d’espoir : lorsque Juliette demande de l’aide, lorsque son frère tente de lui présenter des solutions, et surtout, lorsqu’elle même vient au secours de sa fille face à la violence du père en furie. Face à ce quotidien rempli de terreur et de violence, nombreux sont les symboles de fuite : les moyens de locomotion, telles que ces voitures, ou le bus, mais plus encore le train — car ce n’est pas par hasard si cette maison dans laquelle Juliette vit avec Marcel et leur fille se trouve perdue au milieu des rails ferroviaires, où, avec cet enchevêtrement de caténaires, ils tissent une perspective infinie vers l’horizon. Un horizon qui, tout au long du film, nous transporte et nous submerge.
Ressortie le 25 janvier 2023 dans deux salles à Paris :
Le Studio Galande et L’Epée de Bois (Ve arrondissement)
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