Si ces jours-ci, l’actualité cinématographique ne vous inspire pas, précipitez-vous dans les salles pour voir ou revoir Le Privé de Robert Altman sorti en 1973. Trois ans après M.A.S.H., le réalisateur abandonne le registre purement burlesque pour revisiter avec bonheur le polar, dans un film drôle, mélancolique et subversif.
Dans Le Privé, The Long Goodbye en version originale, Robert Altman adapte un roman policier de Raymond Chandler, comme John Ford ou Howard Hawks avant lui. On y retrouve les codes du film noir – de la filature nocturne aux figures féminines ambivalentes, en passant par le personnage du faux coupable – et un héros pour le moins stéréotypé, Philip Marlowe. Homme solitaire, nonchalant et charmeur, la cigarette éternellement collée aux lèvres, il arpente dans la séquence d’ouverture Los Angeles de nuit, à la recherche de nourriture pour chat. C’est alors qu’il reçoit la visite inopinée d’un vieil ami, Terry Lennox, qui le supplie de l’emmener à Tijuana tout en lui faisant promettre de ne poser aucune question. Marlowe s’exécute mais il est cueilli au petit matin par la police, qui lui apprend que la femme de Lennox a été assassinée.
Si Le Privé peut être envisagé comme une relecture du film noir, le décalage entre le personnage et le cadre de l’action – l’Amérique des années 70 – est frappant. Philip Marlowe, avec son élégance un peu désuète et ses gimmicks à la Humphrey Bogart, apparaît comme un héros complètement anachronique par rapport au décor dans lequel il évolue. Il s’accorde mal avec la Californie, ses plages, sa lumière, ses hippies… Ce hiatus, cette dissonance un peu grotesque, contribuent à désamorcer en partie le sérieux du film à enquête en y infusant une forme de légèreté. Celle-ci est aussi le fait de la tonalité ironique du film. Le héros impassible est un célibataire invétéré. Alors qu’il a pour voisines de sublimes jeunes femmes qui vivent à moitié nues sur leur balcon, Marlowe est obsédé par son chat, un animal particulièrement capricieux dont il se fait l’esclave consentant. Comble de malheur, il déchaîne systématiquement l’hostilité des chiens qu’il rencontre, des chiens de garde de la Californie aux chiens errants du Mexique.
Robert Altman multiplie dans son film les clins d’œil humoristiques au cinéma. A commencer par l’interrogatoire que font subir les deux policiers au détective, et pendant lequel le héros leur demande s’il est supposé leur répondre « De quoi parlez-vous ? » à la question « Où étiez-vous cette nuit ? » et si l’un d’entre eux va poursuivre avec une réplique comme : « Ferme-la. C’est moi qui pose les questions ici. ». Même mise à distance amusée dans la représentation un peu grotesque des truands auxquels a affaire Marlowe. Aux lubies extravagantes de leur boss, qui leur demande de se déshabiller, l’un des bandits demande si George Raft – acteur célèbre ayant incarné des criminels – aurait agi ainsi. L’un d’entre eux, en découvrant que les voisines du détective fabriquent des bougies pour les vendre, regrette même l’époque où « les gens avaient de vrais boulots » [sic]. Ainsi, la relation du héros à ces bandits est constamment minée par la satire et désamorce les conventions propres au polar.
L’humour des dialogues et des situations cohabitent cependant dans le film d’Altman avec une sorte de désenchantement dans lequel on peut lire une critique de l’évolution de la société américaine. A côté de l’hommage amusé aux chefs-d’œuvre du septième art, on décèle dans Le Privé des références plus furtives et plus obscures à l’industrie du cinéma. Le film s’ouvre et se clôt sur une mention d’Hollywood, qui apparaît dès la première image, gravé en tout petit sur un cadre dans un travelling latéral, et se manifeste dans la dernière scène du film à travers les paroles que chante le héros. Faut-il y voir un regret de l’âge d’or du cinéma ? Une critique du rêve hollywoodien ? Peut-être les deux, comme le signalent les noms d’emprunt ou les pseudos derrière lesquels se dissimulent beaucoup de personnages, à commencer par le héros dont le nom reprend celui du héros du Grand Sommeil. Quant aux richissimes Terry Lennox et Roger Wade, eux aussi ont changé de nom et ont abandonné un patronyme qui leur semblait banal ou ridicule, comme pour se recréer une identité de fiction.
Derrière le soleil et le glamour californiens, Robert Altman dépeint avec une certaine noirceur la société décadente des années soixante-dix, société où les charlatans se font passer pour des médecins respectables, où les riches vivent dans des résidences ultra protégées, où Noirs et Portoricains en livrée occupent la fonction de domestiques. Quant au titre original, The long Goodbye, décliné en un motif musical mélancolique et récurrent, orchestré à chaque fois différemment, il entérine la disparition d’une valeur illusoire, l’amitié, au profit de l’argent-roi.
Durée : 1h52
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