La Passagère (Pasażerka), sans être un cas unique dans l’histoire du cinéma, confirme qu’une œuvre inachevée, terminée par un tiers, peut parfois atteindre des sommets tant sur le plan narratif qu’esthétique. Le réalisateur Andrzej Munk, figure importante mais méconnue du renouveau du cinéma polonais des années 50, succombe d’un accident de voiture en 1961 en plein tournage. Son fidèle collaborateur et ami, Witold Lesiewicz termine le film en 1963, usant d’un procédé à la fois modeste et génial, fruit d’une extraordinaire intuition créatrice. Il décide de ne pas filmer les séquences au présent du film – ce qui n’avait pas été tourné auparavant – mais de réaliser un vrai roman-photo à la manière de Chris Marker. Ce choix plus délicat que radical instaure une atmosphère quasi fantomatique dans la partie contemporaine, interlude nécessaire au sujet central d’un film sur la Shoah, réflexion passionnante et bouleversante sur la responsabilité des criminels de guerre.

Copyright Malavida

Le réalisateur aborde le récit sous un angle pertinent ; les films sur le nazisme adoptent le plus couramment le point de vue d’une victime reconnaissant, par exemple des années plus tard, son bourreau, comme l’a si bien mis en scène Roman Polanski avec son très anxiogène La Jeune fille et la Mort. Or, La Passagère propose une situation inverse, plaçant d’emblée le spectateur dans une position inconfortable qui évite l’indécence grâce à la fixité des images, distanciation nécessaire pour apprécier pleinement le film.  Ces images nous montrent une belle femme allemande, Lisa, en croisière sur un paquebot transatlantique. Elle est en compagnie de son mari, profitant de vacances luxueuses. Durant ce séjour, un événement inattendu se produit : elle croit reconnaître une ancienne détenue d’Auschwitz, Martha, qu’elle pensait morte alors qu’elle était kapo. Elle avoue à son mari américain, ignorant tout de son passé, qu’elle n’était pas une rescapée des camps mais une surveillante SS, contrairement à ce qu’elle lui avait dit. Elle se justifie dans un premier temps, lui assurant qu’elle n’a jamais fait de mal à personne, lors d’un récit subjectif nous renvoyant quelques années auparavant dans les camps. Mais le point de vue se déplace et la vérité nous est contée de manière très différente de ce qu’elle a tenté de justifier. En réalité, elle était une fervente nazie, prenant un plaisir à la fois sadique et empreint de frustration à instaurer un rapport de domination, notamment avec Martha, qui a toujours su refuser la soumission.

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S’appuyant sur un dispositif théorique mais finalement plausible, Andrzej Munk ne fait pas du nazisme une idée abstraite, une pure construction mentale dont la représentation physique et matérielle nous échapperait. Il inscrit cette idéologie meurtrière au cœur du réel, montrant une femme qui n’a rien d’un monstre, ayant participé à l’holocauste sans mauvaise conscience, effrayée seulement d’être reconnue. Liza déroule son récit sans affect, justifiant ses actes par son métier, telle une fonctionnaire obéissant à de simples ordres. Le cinéaste décortique la banalité de l’horreur avec une puissance d’expression rarement atteinte au cinéma.

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Lorsqu’il s’agit de montrer frontalement le quotidien dans les camps, les photogrammes laissent place à une mise en scène somptueuse et pourtant très pudique. La rigueur des cadres, dans un magnifique scope noir et blanc, instaure une tension et une terreur qui parviennent à rendre contemporain ce passé très incarné, laissant hors-champ ce qui doit l’être. L’horreur n’est pas montrée mais réactivée par les représentations que le spectateur se fait de l’holocauste. D’une modernité absolue et d’une utilité exemplaire, La Passagère, ramassée sur une durée idéale de 62 minutes, est un grand film résistant sur la mémoire, à travers le récit douloureux d’une sombre page de notre histoire qu’il ne faudrait jamais éluder. Le film est accompagné par un documentaire sur le destin tragique de Andrzej Munk, revenant surun tournage brutalement interrompu, avec des témoignages précieux de cinéastes comme Roman Polanski ou Andrzej Wajda.

(POL-1961/1963) de Andrzej Munk avec Anna Ciepielewska, Aleksandra Slaska

 

 

 

 

 

 

 

 

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