Issu de la « génération des Colombs », jeunesse polonaise née après l’indépendance du pays en 1918 et ayant pris de plein fouet l’horreur de la Seconde Guerre Mondiale, Andrzej Wajda n’est qu’un adolescent lorsqu’il s’engage dans la Résistance deux ans après la mort de son père, officier tué durant le massacre de Katyń. Une tragédie matricielle qui trouvera des échos tant dans son travail de metteur en scène (Ils aimaient la vie et Katyń, notamment, se pencheront sur cette période de l’Histoire) que dans ses engagements politiques, il fut en effet un soutien farouche de Solidarność et de son leader Lech Wałęsa (à qui il consacrera un biopic, L’Homme du peuple, en 2013) et siégera même au premier sénat élu en 1989. Fort d’une carrière s’étendant sur six décennies, le réalisateur, disparu en 2016 à quatre-vingt-dix ans après avoir signé sa dernière œuvre, Les Fleurs bleues, fait partie de la vague de cinéastes polonais ayant émergé entre les années 50 et 60, tels que Roman Polanski (qui tourna, en tant qu’acteur, dans son premier long-métrage, Une Fille a parlé) ou Jerzy Skolimowski. Troisième film du réalisateur, Cendres et diamant, adaptation par ses soins d’un roman de Jerzy Andrejewski, qui travaillera à trois autres reprises pour Wajda en scénarisant La Croisade maudite, Les Innocents charmeurs, qu’il coécrit avec Skolimowski, et La Semaine sainte, bénéficie d’une ressortie dans les salles obscures grâce au travail de Malavida. On y suit le destin de Maciek (Zbigniew Cybulski), jeune résistant qui, au soir de l’armistice, se voit confier l’ordre d’abattre le secrétaire général du Parti, alors que les affrontements entre nationalistes et communistes font rage. En attente d’ordres précis, ses déambulations nocturnes l’amènent à croiser la route de Krystyna (Ewa Kryzewska), une serveuse de bar avec qui il va vivre une liaison brève mais fulgurante…
Étendu dans l’herbe, lunettes de soleil vissées sur le nez (les ventes de ce modèle ont d’ailleurs explosé suite au succès du film), semblant prendre sa mission à la légère, Maciek n’est pas introduit comme un héros valeureux et rigoureux, mais plutôt comme un adolescent oisif dont le dilettantisme paraît en opposition avec son engagement dans le combat armé. Accompagnée d’un soleil de plomb et de chants d’oiseaux, l’ambiance bucolique régnant dans la scène inaugurale se retrouve brusquement contrebalancée par la crudité avec laquelle Andrzej Wajda filme les assassinats, entre gros plans sur les cadavres et vision indélébile d’un homme criblé de balles poussant la porte d’une chapelle avant de s’écrouler. Cette violence sèche et presque banalisée, fait écho à un pays tellement habitué aux combats et aux horreurs (un écran diffuse des images de chars et de soldats rentrant de la bataille sous les yeux admiratifs des passants, la guerre est devenu un spectacle quotidien) que la seule échappatoire demeure le détachement et l’ironie de façade du protagoniste. Prenant tout à la légère (en apparence tout du moins), aussi bien la mort que l’amour, il est un électron libre, provocateur (il déclare déjà regretter l’époque de la guerre où tout était plus simple) et séducteur, n’hésitant pas à remettre en question les ordres de ses supérieurs et draguer des jeunes filles au lieu de préparer sa mission comme il se doit. Loin d’être de l’indifférence profonde pour les drames qui se jouent autour de lui, ce je-m’en-foutisme se révèle, au contact de la belle Krystyna, n’être qu’une carapace qu’il s’est forgé. Lors d’une superbe scène au lit, pleine d’ellipses et de fondus enchaînés, les deux amoureux sont enfin seuls, cadrés en gros plans, lui, apaisé, a retiré ses lunettes (il prétend qu’elles sont le souvenir du temps qu’il a passé dans l’obscurité des égouts durant l’insurrection de Varsovie), dévoilant son visage, son regard presque enfantin. Le temps semble alors suspendu pour leur laisser le loisir de s’aimer, loin des problématiques et des tourments politiques. Inspiré d’un poème de Cyprian Kamil Norwid, le titre du film fait bien évidemment référence à leur couple (et à toute la jeunesse polonaise ne rêvant que de paix), ils sont le diamant apparu parmi les cendres et le chaos de la guerre. Malheureusement, la marche du monde ne s’arrête pas pour autant, entre ces soldats entourant la déambulation nocturne de la jeune femme et de son amant d’un soir, et ce Christ pendu tête en bas, dominant une pièce remplie de cercueils (image étonnamment blasphématoire pour un soutien revendiqué du très catholique syndicat Solidarność), la mort et la guerre rôdent, confinant chaque relation, chaque passion à un moment fugace et éphémère.
L’une des forces du long-métrage est de ne pas verser dans un manichéisme facile (bien que farouchement anticommuniste, Wajda ne dresse pas un portrait à charge des leaders du Parti) et de ne pas rendre abstraites les problématiques. Ici ne demeurent que des hommes et des femmes (comme Maciek et Krystyna) qui se battent, s’aiment et meurent pour des convictions, des idéaux ou des choix personnels. Ainsi, durant cette nuit du 8 au 9 mai 1945, c’est tout le destin de la Pologne qui se joue, la guerre devient intestine, des alliances se font et se défont, une nouvelle «résistance » se met en place, et des êtres humains se retrouvent confrontés à des questionnements plus intimes (au détour d’un raccord habile, les visages d’un père et de son fils disparu, se retrouvent ainsi liés). Aidé par la magnifique photo de Jerzy Wojcik (qui revendique Quand la ville dort de John Huston parmi ses influences), le réalisateur dessine, à coups de grand angle et d’ombres surréalistes, des tableaux sidérants à la grande profondeur de champ, multipliant les arrières plans vivants, dans lesquels s’animent de nombreux personnages. Même lorsqu’un acteur est filmé en gros plan adossé à un mur, celui-ci est orné du tableau d’un paysage majestueux, créant une mise en abyme troublante. Cette manière de ne pas cloisonner l’image, alors même que le film prend assez rapidement les atours d’un huis clos au sein duquel les ennemis sont obligés de cohabiter dans un espace restreint (métaphore du pays tout entier), ouvre les perspectives et multiplie les interprétations. Ainsi tout ne relève que du jeu de dupe et de faux-semblants (tout le monde n’est ici que pour briguer un poste dans la future administration) et il ne suffit parfois que d’un détail (comme un verre de trop) pour que le vernis s’écaille, que les apparences et la relative harmonie volent en éclats, laissant le chaos s’installer (à l’instar de cette scène, très drôle, où le journaliste et l’adjoint, tous deux très éméchés, gâchent la soirée très snob). Non dénué d’humour, Cendres et diamant cultive une certaine ironie afin de mettre en avant l’hypocrisie de la société polonaise et de sa nouvelle élite dirigeante. En témoigne ce dirigeant du Parti Communiste ne jurant que par les cigarettes de marque américaine, ou cette dame pipi (symbole du prolétariat méprisé) n’attendant que le moment où les convives, saouls et nauséeux, auront besoin d’aller inéluctablement aux toilettes pour augmenter ses tarifs et se remplir les poches. Armé d’un solide sens du cadre, le cinéaste arrive à symboliser toute la violence latente et le climat délétère d’après-guerre en un plan, à l’image de ces tasses de thé tremblant sous l’effet des chars d’assaut défilant dans la rue sans que personne n’en tienne compte ou ce chant en hommage aux partisans tués s’achevant à l’instant même où un verre enflammé par le héros s’éteint. Comme une gueule de bois douloureuse, le lendemain de la Seconde Guerre Mondiale pour la Pologne se retrouve ainsi matérialisé dans ces fêtards quittant le bal au petit matin, errant tels des spectres, sans but, sans destination, perdus au sein de ce nouveau monde balbutiant.
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