Retrouver le travail de Bill Plympton en salles permet, par contraste, de constater à quel point la majorité de la production cinématographique (d’animation ou autre) a perdu non pas en intelligence (fort heureusement, de nombreux films, divers et variés, parviennent à observer le monde avec clairvoyance et pertinence) mais en force imaginative. La ressortie de L’Impitoyable lune de miel ! (I Married a Strange Person !, 1997) et des Mutants de l’espace (Mutant Aliens, 2001) montre en effet un art reposant essentiellement sur la prolifération d’idées toutes plus aberrantes les unes que les autres, les films d’animation de Plympton ressemblant plus ou moins à d’énormes cornes d’abondance surréalistes desquelles sortent sans logique apparente d’étranges visions absurdes, parfois trash, gore ou érotiques mais dont la puissance d’évocation et la capacité à remodeler le monde et le réel tiennent lieu de discours profond. Car que raconte le cinéma de cet animateur fou, héritier vert et direct des folies de Tex Avery, sinon que la folie de l’imagination n’est rien d’autre que l’expression d’un essentiel besoin de liberté ?
Nous parlions de Tex Avery : l’un des courts-métrages les plus marquants de sa prolifique filmographie est certainement Symphony in Slang (1951), sept minutes durant lesquelles un homme fraîchement décédé déboule devant Saint-Pierre pour lui raconter l’histoire de sa vie. Le défunt utilise pour son récit un langage argotique que ne maîtrise pas le portier du Paradis, qui va prendre au premier degré chacune des expressions imagées de son jeune interlocuteur, générant des visions où la métaphore se fait réalité, où le monde se fait poétiquement absurde. Où la suprématie de l’imaginaire se révèle au grand jour. L’Impitoyable lune de miel ! ressemble à une sorte de réactualisation de ce modèle surréaliste, transporté à une époque moderne où l’image fait loi, objet d’asservissement intellectuel consommable à l’envi face à laquelle la création d’un monde propre et l’inventivité qui en découle seraient au mieux suspectes, au pire dangereuses voire monstrueuses.
Le film raconte l’histoire de Grant Boyer qui, devant sa télévision, subit les radiations des ondes projetées par sa parabole après que cette dernière est déplacée par deux oiseaux fornicateurs ne regardant pas assez où ils volent pendant qu’ils s’accouplent (oui, on s’accouple beaucoup chez Plympton). Cela crée en lui une sorte d’excroissance directement reliée à la zone de l’imagination de son cerveau lui permettant de remodeler à sa guise, par la simple volonté de son imaginaire, le réel qui l’entoure. Ce qui provoque de vives tensions auprès de sa femme Kerry et de ses beaux-parents lobotomisés par les programmes débilitants du magnat des médias Larson P. Giles, et auprès d’un monde globalement hypnotisé par le pouvoir de la petite lucarne, population faisant des littérales créations de Grant de terrifiantes anormalités. Mais ce qui suscite également de véritables envies dans l’esprit de Giles lui-même, qui aimerait tant utiliser le pouvoir du jeune homme pour mieux encore contrôler ses ouailles domestiques et devenir le maître du monde (comme une sorte de version animée d’Elliot Carver, le Rupert Murdoch james-bondien interprété par Jonathan Pryce dans Demain ne meurt jamais [1997]). S’ensuit une course-poursuite délirante où l’imagination de Grant sera constamment salvatrice.
Derrière le caractère déjanté de l’ensemble, son récit délibérément décousu laissant la part belle à la loufoquerie paillarde (une scène d’amour anthologique parfaitement débridée entre Grant et Kerry) et à un burlesque résolument agressif (rarement démembrements auront été si comiques) se dissimule mal un regard finalement assez profond sur la créativité, l’imagination (ce qui compose la culture, en fin de compte) permettant une reconsidération totale du monde et un combat contre toutes les arrière-gardes idéologiques et toutes les modernités libérales se ressemblant comme deux gouttes d’eau viciée et débouchant peu ou prou de la même façon sur un totalitarisme plus ou moins assumé, consubstantiel à la notion de pouvoir. Car que condamne Bill Plympton dans L’Impitoyable lune de miel ! sinon le pouvoir, surtout quand il est aux mains d’un petit groupe d’individus (voire d’un seul homme) téléguidant une masse aveugle et imbécile ? Et quelle autre barrière à ce danger que la dangereuse évasion de l’esprit par l’art et la création, quels qu’ils soient ? Tout violent et excessif soit-il, le cinéma de Bill Plympton n’est pas sans une forme de poésie politique et d’étonnante naïveté particulièrement émouvante.
Ceci est encore renforcé dans son film suivant, Les Mutants de l’espace, non moins surréaliste dans sa manière de créer le monde comme un espace azimuté où le champ des possibles devient quasi illimité, mais beaucoup plus tendre dans le tissage des sentiments qu’il met en place au sein d’une écriture des personnages plus aboutie. Cette œuvre-ci fait le récit d’une expédition spatiale : Earl Jensen, astronaute, laisse sa gamine de cinq ans, Josie, pour aller explorer les profondeurs célestes. Le Docteur Frubar, directeur de la mission, fomente un sale coup pour empêcher Earl de revenir et fait accuser l’innocente Josie. Vingt ans plus tard, le voyageur spatial revient pour retrouver sa fille et se venger de son ancien petit chef devenu homme influent. Il est accompagné de cinq monstres extraterrestres adoptés lors de ses pérégrinations et bien décidés à user de leurs forces respectives pour aider leur ami.
Avec Les Mutants de l’espace, le cinéma de Plympton, sans se départir de son ton corrosif et de son sens hilarant du burlesque, n’est pas sans aborder avec une certaine finesse le genre mélodramatique par le truchement du récit de séparation du parent astronaute et son enfant, qu’on pourra retrouver dans certains films ultérieurs (Interstellar de Christopher Nolan ; Proxima d’Alice Winocour) et qui prend ici une teinte presque miyazakienne par la mélancolie distillée lors de la scène d’abandon (on peut penser à la petite fille esseulée dans un champ de blé après un événement traumatique dans une scène déchirante de Nausicaä de la Vallée du Vent en voyant Josie lors du départ de son père dans le premier mouvement du film de Plympton). La beauté de ces Mutants de l’espace provient de la fibre sentimentale dont il fait preuve sur la longueur, de l’attachement entre les êtres qu’il met en œuvre, antithétique de la figure carnassière et amorale du Docteur Frubar, double du magnat Giles de L’Impitoyable lune de miel !. De ce point de vue, les deux films se rejoignent, mettant en scène un affrontement de valeurs (pour aller vite, le bien commun opposé à une quête individuelle et toxique de pouvoir) ; l’acidité du propos est cependant adoucie par la candeur dont fait constamment preuve Les Mutants de l’espace, jusque dans la peinture haut en couleurs qu’il fait de ses monstres méchants sachant faire montre de gentillesse (ou monstres gentils sachant faire montre de férocité, c’est selon).
La caractérisation des monstres et personnages du film permet à Bill Plympton d’exprimer son regard profond sur le monde et sur l’humanité, pas si éloigné de celui d’un Tim Burton de la première époque, que l’on exprimera sous forme de questionnement : des monstres vivant au fin fond de l’espace et accompagnant Earl Jensen, de la population hostile cherchant à les éliminer ou du Docteur Frubar allégorie d’une idéologie du pouvoir absolu, qui est le plus monstrueux ? La toute fin du film, d’une touchante candeur enfantine, dit par contre sans ambages qui ne l’est pas.
Ne pas se laisser prendre au piège de la frénésie plymptonienne, donc : le cinéma de l’animateur américain ne se limite pas à ses excès certes vraiment hilarant mais s’avère être un regard à la fois désenchanté mais non sans espoir ni volonté utopiste sur une création et une forme de bienveillance (ce mot trop souvent galvaudé prend chez Plympton tout son sens) qui bâtiraient les ultimes remparts protégeant de la barbarie totalitaire. Et de penser que le fait que le cinéma ô combien enthousiasmant de Bill Plympton soit unique en son genre dans l’animation contemporaine n’est pas sans être, quelque part, un peu décourageant.
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