Bo Widerberg – « La Beauté des choses » (1995)

Maison d’édition et de distribution indépendante, Malavida a contribué depuis sa création, à faire (re)connaître en France beaucoup de films et d’auteurs oubliés, méconnus. Bo Widerberg, grand cinéaste suédois longtemps cantonné dans l’ombre du géant national Ingmar Bergman, est de ceux-ci. Romancier, critique puis réalisateur à partir des années 60, très inspiré par la nouvelle vague française (conditions de tournage, goût de la liberté,…), son œuvre s’inscrit stylistiquement en rupture avec le cinéma suédois de l’époque et par extension à son monument précédemment évoqué. D’une certaine façon, Elvira Madigan (1967) dans son lyrisme préfigure les deux premiers films de Terrence Malick, La Balade Sauvage et Les Moissons du Ciel, quand son Joe Hill (1971) ajoutera à cette composante une puissante touche revendicatrice et un classicisme presque Fordien. Après les nombreuses éditions vidéos, restaurations, sorties d’inédits au cours des dix dernières années, Malavida propose pour la première fois sur les grands écrans français, l’ultime réalisation du metteur en scène, La Beauté des choses. S’il avait commencé à travailler sur le scénario au cours des années 80, Widerberg parvient enfin à réunir les conditions nécessaires (producteur prêt à le suivre, accord de son fils Johan avec qui il était en conflit,…) pour tourner le film en 1995, soit neuf ans après Le Chemin du serpent. Il revient pour l’occasion poser sa caméra dans sa ville natale, Malmö (ou il tournait trente ans et quelques plus tôt Le Quartier du corbeau), avec un récit situé dans le passé, inspiré de ses propres souvenirs d’enfance et d’adolescence. Un retour gagnant sur la scène cinématographique internationale puisque le film se verra récompensé du Grand prix du Jury à la Berlinale en plus d’une nouvelle nomination à l’Oscar du meilleur film étranger (Le Quartier du corbeau et Adalen 31 auparavant). Tandis qu’un nouveau projet était en voie d’être lancé, diagnostiqué d’un cancer de l’estomac, le cinéaste s’éteindra en 1997, âgé de 66 ans. Magnifique point final, La Beauté des choses (Lust Och Fägring Stor, en version originale ce qui signifierait plus ou moins : beauté et désir intense) nous replonge en 1943. Alors que ses camarades sont très occupés à parler de sexualité, un trouble s’installe entre Stig (Johan Widerberg), jeune lycéen et son professeur Viola (Marika Lagercrantz). Stig est attiré par cette femme belle et mature, Viola aime chez Stig sa jeunesse et son innocence. Ils deviennent vite amants. Mais Stig rencontre fortuitement Frank (Tomas van Brömssen), le mari de Viola, représentant de commerce, alcoolique et fantasque. Une étrange relation d’amitié va naître entre eux.

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Souvent, un rapprochement a été effectué entre les travaux de Bo Widerberg et ceux de François Truffaut. Au-delà d’un passif commun de critiques aux plumes bien trempées, leurs cinémas ont pour traits communs un désir de « révolution douce », quasi subliminale. L’un et l’autre n’hésitaient pas à flirter avec des formes en apparences consensuelles, afin de les détourner subtilement. Les triomphes qu’ils ont pu connaître sur la scène internationale attestent d’une certaine manière de cette faculté à trouver un langage cinématographique à la fois ambitieux et accessible. L’autre point de comparaison se trouve dans un goût partagé pour les alter-egos, qui se nomment respectivement Thommy Berggren et Jean-Pierre Léaud, tous deux dirigés à six reprises (sept pour le second si l’on inclus le court-métrage Antoine et Colette). On est ainsi peu surpris de trouver dans l’ultime film du cinéaste suédois des réminiscences du chef-d’œuvre inaugural de son homologue français, Les 400 coups. Deux variations autour des souvenirs de jeunesse autobiographiques des metteurs en scène, transcendées par un regard aussi inspiré que délicat et d’irrésistibles velléités romanesques. Un point de dissonance toutefois, l’une des inspirations avouée de Widerberg est l’œuvre d’un cinéaste et d’un film peu aimés de Truffaut, Le Diable au corps (1947) de Claude Autant-Lara. L’adaptation (Marco Bellocchio en proposera une deuxième en 1986) d’un roman de Raymond Radiguet avec Gérard Philippe et Micheline Presle, contant une histoire d’amour en pleine Première guerre mondiale, entre une femme fiancée et un lycée pas encore en âge de rejoindre l’armée. Dans La Beauté des choses, il y a bien la une Guerre mondiale (la seconde) en toile de fond (voir les relents d’antisémitisme qui rejaillissent en cours de récréation), mais la Suède n’est pas directement concernée, ici Viola, n’est pas seulement fiancée, elle est mariée, et sensiblement plus âgée que l’élève avec qui se noue une liaison. En confiant le rôle principal à son propre fils, le cinéaste ne se contente pas de replonger dans sa mémoire ou relire sa propre relation avec ce dernier (voir les rapports tendus entre Stig et son père à l’écran), il fait le choix d’une œuvre certes située dans le passée mais résolument tournée vers l’avenir. Ce garçon modèle qui sort progressivement du rang (aux yeux de la société à laquelle il appartient), rejoint le dessein d’un film à la sagesse de façade, qui se révèle finement transgressif.

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La reconstitution historique, nourrie de petits détails intimes (tournage dans le collège où a étudié le cinéaste, usage d’accessoires emprunté à ses propres parents) loin de paraître figée, a quelque chose de vivace, d’immédiatement entrainant. Lorsqu’il s’agit de filmer un groupe, Widerberg restitue une certaine insouciance sans pour autant occulter une gravité qui ne semble jamais loin. En décalage avec ses camarades de classe, Stig apparaît en tant que personnage passif (chose qu’il n’est pas réellement et ce bien avant d’avoir parachevé ses différents apprentissages) en recherche de repères. Esseulé à la maison en l’absence de son frère, sa relation avec son père de distingue par une forme de néant quand une distance brouille constamment celle avec sa mère. Son attrait irrésistible pour Viola (qui incarne de fait une figure maternelle) puis l’amitié qu’il liera avec son mari Frank (quant à lui une figure paternelle) traduisent un manque à combler mais aussi des envies encore impossibles à formuler. Récit d’initiations (la profession de son amante n’a rien d’anodin) multiples (sentimentales, sexuelles, culturelles), La Beauté des choses observe avec la même vigueur la naissance de désirs et l’éclosion de la conscience de son jeune héros. Le cinéaste surprend par la sensualité de sa mise en scène (à l’image de gros plans succincts captant des détails tels que la nuque de Viola, sa robe, un échange de regards de manière presque sensorielle) d’abord suggestive avant d’aller frontalement vers l’érotisme. Il recoupe alors une thématique au cœur d’Elvira Madigan, la peinture d’un amour aussi précieux qu’interdit, condamné à s’exercer à l’abri des jugements extérieurs d’une société profondément conservatrice et puritaine. À l’inverse d’un regard d’artiste plein de pureté, dénué de préjugés, soutenu par une somptueuse photographie. Ainsi, Viola incarne une femme libérée et en avance sur les mœurs de son temps. L’acceptation de pulsions, un temps refoulées, se double chez Stig des découvertes de la sensualité et des sentiments, avant que l’entrée en scène de Frank ne contribue à aiguiser son regard sur l’art et sur le monde. L’éveil du corps et de l’esprit sont dépeints comme des outils d’élévation sociale. Au fond, peu importe l’issue de la romance, de l’histoire, de cette perte d’innocence progressive, à la fois cruelle et merveilleuse, naît une étrange sensation de plénitude, d’accomplissement. Le cinéaste est moins préoccupé par l’idée de panser les plaies du passé ou du présent que d’affronter sereinement et suffisamment armé, le futur. Élégant, délicat, savant, charnel, libre, La Beauté des choses n’est en rien l’œuvre funeste ou testamentaire de Bo Widerberg, plutôt celle d’une éblouissante seconde jeunesse.

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A propos de Vincent Nicolet

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