Ressortie en salles de deux films importants de Carlos Saura, diptyque des années 70, avec l’actrice Géraldine Chaplin. Dans « Anna et les loups », une jeune femme anglaise débarque dans une grande demeure espagnole isolée pour y éduquer trois petites filles. Elle y découvre la bizarrerie de cette famille bourgeoise vivant en autarcie : le matriarcat tyrannique d’une grand-mère impotente (la savoureuse Amparo Muñoz) et la perversité de ses trois fils (l’un aspirant dictateur, l’autre ermite mystique, et le dernier, un obsédé libidineux). Sept ans plus tard, Saura reprend ces personnages contre toute attente dans « Maman a cent ans » en 1979. Cette suite de « Anna et les loups » est un finale enlevé qui clôt symboliquement, et en une manière de condensé joyeux, le cycle des films réalisés par Saura avec le producteur Elias Querejeta depuis « La Chasse » en 1966.
Faisant suite dans la filmographie de Saura au « Jardin des délices », film daté de 1970, « Anna et les loups » s’inscrit à nouveau dans le cadre d’une allégorie. Les personnages, même s’ils restent très incarnés, valent comme des symboles de la bourgeoisie franquiste, et plus largement, de la dégénérescence d’un pouvoir arrivé à son terme. Les éléments de comédie – grotesque surréaliste ou loufoquerie plus burlesque – s’y combinent librement, sans que le spectateur puisse anticiper dans quelle direction le récit pourra évoluer. Le public du film, tout comme Anna, la belle gouvernante qui excite la convoitise des trois « loups », découvrira avec ingénuité cet univers, sa cruauté et sa violence souterraines. C’est un monde carcéral qui ne dit pas son nom, car même si la propriété est un luxuriant domaine grand ouvert de toutes parts, il y est bien difficile d’en réchapper. La bonhommie de la demeure familiale n’est qu’un faux semblant. Arcades et fenêtres composent un panoptique où l’on s’observe sournoisement. Le récit d’abord insouciant, se noircit brusquement dans un revirement impromptu mais logique. Comme dans tous les films de Saura, le ton oscille entre la farce et le grincement, et le régime des images n’est jamais tout à fait assuré. La rêverie infuse la réalité sans partage, ainsi que toutes les projections fantasmatiques, des béances subjectives, qui se sur impriment dans un même entrelacs visionnaire.
« Anna et les loups », comme son titre l’indique, est un conte d’abord enjoué, porté par la spontanéité et l’humour de l’héroïne. Car passé son irritation, Anna se prend au jeu des trois loups, par curiosité, et se moque doucement d’eux (la surveillance du maître de maison, les mortifications quotidiennes de l’ermite, et les lettres pornographiques du dernier, Juan, le père des trois fillettes). Mais elle ne mesure pas la gravité de cette ronde – réellement prédatrice. On ne saura plus, arrivé au bout du film, quelle était la nature des évènements survenus sur l’écran. En revanche, le rêve, possible, se sera changé en cauchemar. La « résurrection » des mêmes personnages dans « Maman a cent ans », moins l’un d’eux qui aura succombé entre temps, dit-on dans le film, à une crise cardiaque (peut-être avérée dans la réalité), accentue l’incertitude « diégétique » de « Anna et les loups », comme si ce premier film était le résultat mi-enchanté mi-monstrueux d’un imaginaire partagé. L’incrédulité d’Anna, et peut-être sa fantaisie érotique, seront finalement dévorées par un autre imaginaire, celui refoulé jusqu’ici des trois frères, des bêtes perverses qui ont trouvé leur poupée de chair…
Pour « Maman a cent ans », Saura s’amuse à décliner très malicieusement le premier film, mais dans une toute autre tonalité que le conte morbide. La masculinité qui triomphait brutalement d’Anna dans le précédent, fait place à une féminité plus douce et fantaisiste. Comme auparavant, le film reste un rébus choral qui s’orchestre en gravitant autour de la maison. Anna retourne sur les lieux pour y retrouver, dans l’effusion et l’émotion, ses anciens employeurs. On s’apprête à y fêter le centenaire de la grand-mère. Les loups sont devenus plus discrets, de vieux matous pelés, mais ils ont engendré des louves, les petites filles qui ont grandi en héritant à la lettre des caractères des oncles. La plus libérée des trois, Natalia (aussi débridée que son père Juan), s’ingéniera à débaucher Antonio, le compagnon d’Anna, suscitant l’exaspération générale en piétinant les restes du puritanisme familial. Mais c’est surtout la grand-mère, la reine-mère infantile tout droit descendue d’un tableau de Goya, qui passe à l’avant-plan en s’humanisant davantage. Désormais, c’est elle qui est devenue l’appât d’une autre voracité, un peu plus pécuniaire. Plutôt que de célébrer son anniversaire, ses héritiers seraient davantage enclins à précipiter sa fin, dans l’espoir d’accélérer la succession. La grand-mère fera alliance avec Anna, la complice étrangère, pour échapper au piège qui s’ourdit dans son dos…
« Maman a cent ans » est on ne peut plus contrasté, situé aux antipodes comiques du premier. Le ton y est très léger, comme libéré du poids politique qui opprimait encore « Anna et les loups ». Nous sommes désormais dans une farce baroque, enlevée, revitalisée, presque heureuse. Ce changement de ton n’est pas anodin : il épouse la fin du Franquisme, une sorte de deuxième libération qui clôt définitivement le prolongement, larvé mais très réel, de la guerre civile dans le quotidien. Les oppresseurs sont devenus inoffensifs en perdant le prestige que leur donnait le pouvoir : ils tombent des nues dans une ascension inversée. Saura multiplie les allusions malicieuses entre les deux films, notamment lorsqu’ Anna, bouleversée par la tromperie de son compagnon, se prends les bottes dans un piège à loup qui ne lui était pas destiné. L’intertextualité joue même au-delà du diptyque, puisque Antonio, le personnage joué par Norman Brisky, vient du film précédent « Elisa, mon amour ». « Maman a cent ans », malgré tout cela, peut se voir comme un film autonome. Dans l’absolu, l’ordre des films importe peu car leurs tonalités très tranchées les rendent assez différents. « Anna et les loups » est dans la veine la plus cruelle de Saura, une sorte de conte noir désenchanté, filmé dans un ascétisme d’une « platitude » quasi documentaire. « Maman a cent ans » joue de plusieurs exercices de styles – la suite, le faux remake, mais tout autant la comédie, toujours un peu surréelle. Ainsi, les deux films appellent quasiment des publics ou des adhésions différentes. Il y a une violence un peu calculée dans le premier, qui s’échafaude doucement, par indices successifs. Le second semble mu par une joie plus directe. Cette variété témoigne en tout cas de la versatilité de Saura et de sa profonde malice, qui est en lumière même dans ses films les plus sombres. Les amateurs de l’œuvre, et de cette fluctuation de ton imprévisible qui agit fréquemment au sein de chaque film, ne pourront qu’être sensibles à ces deux maillons fondamentaux, dans la redécouverte du cinéaste espagnol.
« Anna et les Loups » et « Maman a cent ans » de Carlos Saura
en salles depuis le 6 janvier 2016
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