Contrairement à ce que quelques histoires du cinéma approximatives le laisseraient croire, la carrière de cinéaste de Claude Sautet n’a pas débuté avec Les Choses de la vie (1970).
Issu d’un parcours typiquement « pré-Nouvelle Vague » (un diplôme obtenu à l’IDHEC, puis une dizaine d’années à apprendre le métier en tant qu’assistant), Sautet franchit définitivement le pas comme réalisateur à la toute fin des années 50. On mettra de côté Bonjour sourire (1956), sur lequel il n’intervint que pour pallier au désistement de dernière minute de Robert Dhéry. En tant que premier film « officiel », Classe tous risques (1960) constituait un véritable coup de maitre. On pouvait déjà noter son ambition de travailler le genre alors en vogue du polar à la française, tout en proposant une approche profonde et personnelle. Adapté d’un roman de José Giovanni, le projet bénéficiait du concours d’acteurs de premier plan (Lino Ventura), ou sur le point de le devenir (Jean-Paul Belmondo). Malheureusement, le bon accueil critique fait au film ne l’empêcha pas d’être un relatif échec commercial. Quatre longues années plus tard, il était enfin tant de remettre le couvert. Toujours sous le parrainage de Lino Ventura (que Sautet avait rencontré sur Le Fauve est lâché en 1958 – sur lequel il officiait comme scénariste), le cinéaste se passionne de nouveau pour un roman de la Série Noire : Ont-ils des jambes ? (Aground) de Charles Williams, rebaptisé plus tard L’Arme à gauche (1965).
Aux Caraïbes, Jacques Cournot (Ventura) est engagé pour l’expertise d’un yacht par un mystérieux industriel (Hendrix, joué par Alberto de Mendoza) et le bateau disparaît une fois le travail effectué. Il est ensuite sollicité par Mme Osborne (Sylva Koscina), propriétaire du bateau pour le retrouver. Ensemble, ils sont propulsés dans une sombre affaire de trafic d’armes et ne tardent pas à être faits prisonniers dans le bateau qui s’est échoué sur un banc de sable au large de la Jamaïque après une tempête. Morrison, le leader des trafiquants (Leo Gordon), compte bien s’appuyer sur les compétences de Cournot pour amener la cargaison à bon port. Un véritable mano à mano s’instaure entre Cournot et les trafiquants.
Si le postulat reprend encore une fois des éléments de type policiers, ce second long-métrage intègre des ingrédients caractéristiques du récit d’aventure et d’espionnage (lieu exotique et interlope de l’action, trafic, machination, etc.). Il ne faut cependant pas s’arrêter à ses attraits de produit de série. Derrière cette surface « générique », L’Arme à gauche se relève assez passionnant dans ses intentions de tordre le cou aux stéréotypes esthétiques et narratifs, de travailler à l’intérieur même des codes pour y faire émerger des thématiques fortes. Et avec style. On notera parmi les moments de bravoure d’un prologue avare en paroles, le meurtre du gardien du bateau commis entre chien et loup, impeccablement rythmé par une association musique/montage sur un jazz inspiré (on connait le goût de Sautet pour ce style musical). S’opposant à un exotisme de carte postale, la chaleur suggérée par le climat – combinée à celle des phrasés musicaux – annonce souterrainement, malgré ou grâce à sa belle chorégraphie, la tonalité sèche et physique qui gagnera peu à peu l’écran lors de l’arrivée sur le bateau échoué, véritable tournant qui fait basculer l’œuvre au-delà du tout-venant.
Coproduction franco-italo-espagnol, le film doit une partie de sa « réputation » à une fabrication pour le moins tumultueuse. Comme en forme d’écho troublant avec l’intrigue, le tournage prévu des scènes d’extérieur sur le bateau au sud de l’Espagne connaitra un lot invraisemblable de déconvenues : destruction importante du matériel après une tempête, accidents corporels graves pour plusieurs techniciens… Ce qui amènera la production à être interrompue et à rapatrier toute l’équipe aux studios d’Épernay où l’on recréera la coque du bateau dans un bassin artificiel. De cette expérience compliquée nait peut-être ce climat délétère, excellemment rendu dans une seconde partie qui gagne en intensité. L’une des forces du long-métrage tient dans sa manière d’exploiter une intrigue a priori classique pour mieux l’amener vers un terrain âpre où des hommes revenus de tout doivent lutter pour leur survie. On ne saura d’ailleurs que très peu de choses sur leur compte, Sautet préférant par exemple faire fi des traumatismes du personnage principal, éléments sur lesquels s’appesantissait semble-t-il davantage le roman original. Le scénario décrit donc des personnalités dans une approche disons « behaviouriste », plutôt que selon des ressorts psychologiques plus conventionnels. En cela, le film se rapproche davantage de la tradition américaine, à laquelle la minéralité de Lino Ventura se prête idéalement. Ce n’est pas pour rien qu’on l’a parfois comparé, notamment au début de sa carrière, à Humphrey Bogart. Pour approfondir la solitude des personnages, le film use à bon escient des problématiques linguistiques, chose rare à une époque où les habitudes et les conventions esthétiques privilégiaient, contre toute vraisemblance, le choix d’une langue véhiculaire unique – soit au faisant apprendre phonétiquement les dialogues aux acteurs étrangers ou par la magie de la post-synchronisation. Dans L’Arme à gauche, on peut tout aussi bien entendre de l’anglais, du français ou de l’espagnol. Seul le choix de faire doubler Alberto de Mendoza par Michel Roux (qui du même coup parle un anglais « très frenchie ») semble un peu incongru.
Dès lors, la communication verbale – lorsqu’elle se manifeste (car le film est, comme on l’a déjà dit, assez peu prolixe) – se trouve automatiquement brouillée et renvoie chacun à sa condition d’être en sursis, arrivé dans ce bout du monde comme au bout de sa vie. La dureté qui se dégage des images, et qui se renforce tout au long du film, est aussi le résultat du traitement opéré sur le temps. Du montage élégant et « musical » que nous décrivions plus haut, le long-métrage impose par la suite une dilatation temporelle, propre au western ou encore au film de guerre (autres genres que le film emprunte par moment), et se métamorphose en un récit de l’attente et de l’observation. En guise d’accompagnement musical, seules quelques cordes stridentes se feront encore entendre ci-et-là, preuve (s’il était encore nécessaire de le souligner) que les quelques touches pittoresques du début sont désormais bien loin. À mesure que les circonstances finissent par écraser les personnages et à réduire les enjeux vers la situation la plus extrême et fondamentale qui soit (une question de vie et de mort), l’horizon uniforme rend toute autre considération parfaitement inutile. Là réside, paradoxalement, l’apport involontaire du décor de studio qui bouche toute perspective et instaure une issue inexorable : l’affrontement final entre Cournot et Morrison.
Bien que nous disposions de peu de détails sur leur vie, les protagonistes du film sont loin d’être réduits à de simples archétypes. On retrouve là en germe, et en guise de fil rouge d’une filmographie à laquelle L’Arme à gauche pourrait paraître a priori un titre à part, ce qui fera la qualité unanimement reconnue du grand cinéma de Sautet des années 70 : l’amour des personnages et le goût de la description d’un microcosme. Si le suspense grandissant devient si solide et étouffant, c’est aussi parce que l’humanité des personnages – fait de gestes et de regards plus que de mots – finit de nous emporter. Aux côtés d’un très bon Lino Ventura, il faut signaler également la participation de Sylva Koscina. Actrice italienne d’origine yougoslave, très prolifique sur grand-écran mais relativement oubliée aujourd’hui, elle ne saurait être reléguée à un rôle de faire-valoir au sein d’un casting d’hommes. Incarnant un autre personnage aux abois (une veuve désargentée dont le bateau volé est la seule chance de salut), elle parvient à lui donner une épaisseur qui échappe aux stéréotypes. À ce titre, on remarquera sa tenue clair-obscur (manteau blanc et gants noirs) qui laisse imaginer dès le départ une certaine complexité derrière ses apparences trop évidentes de femme fatale – qu’elle ne sera d’ailleurs jamais. Dans l’autre grand rôle masculin, on retiendra un impressionnant Leo Gordon dont la « gueule » cache aussi une incarnation plus troublante que celle du simple trafiquant cupide.
En dépit de sa gestation difficile, qui laissa sans doute un souvenir amer à Sautet (d’autant plus que le film fut un échec financier, ce qui renvoya pendant un temps le réalisateur à son autre métier : celui de scénariste), L’Arme à gauche surprend par ses belles qualités. Un film haletant et intelligent.
Ressortie le 28 Février 2024, conjointement en salles et sur support digipack DVD-Blu-Ray chez Tamasa Distribution.
Contenu du digipack :
- Support Combo Digipack Blu-ray & DVD
- Langues : Version originale (Français, Anglais, Espagnol) avec sous-titres français partiels
- Durée : 1h41
- Caractéristiques : France – 1965 – N&B – 16/9 – 1.66 – Version intégrale restaurée en 2K-
- Bonus : Livret 20 pages (« En avoir ou pas » par J.L. Bory et Notes de production) / « Images du tournage » sur le plateau avec Claude Sautet, Lino Ventura et Sylva Koscina, Collection Grand Écran, 13 / « Sautet avant Sautet » par Bernard Payen, 36′
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