Tourné la même année que Dirty Harry (1971), avec qui il partage une fin étrangement similaire (long travelling aérien sur un corps flottant) et un Don Siegel dans un 3e rôle inattendu, Play Misty For Me (qu’on préfèrera au titre français insipide) est le premier film de Clint Eastwood en tant que réalisateur. En choisissant de dresser le portrait de Dave, un animateur radio qui hésite à s’investir dans une relation durable, harcelé par une groupie sombrant dans la démence, Eastwood y aborde déjà des thèmes qu’on retrouvera dans sa filmographie et qu’il réitérera pour mieux les approfondir, les assumer et les contredire.
Il y a d’abord le jazz, porté par le titre et que le réalisateur abordera plus franchement dans Bird (1988). Misty est ce morceau d’Erroll Garner que l’auditrice demande de passer à l’antenne : une manière codée de réclamer de l’amour et des caresses. Le combiné sollicite Misty comme d’autres demandent du réconfort. Play Misty for me susurre Jessica Walter à Dave dans une composition parfaitement borderline et esseulée et qu’il faut entendre comme passe ce morceau sur les ondes, juste pour moi afin que le monde entier écoute notre amour. Amour passion, restrictif, aliénant et, au final, triste.
En plus du jazz, c’est donc un portrait de femme que dresse Eastwood, thème qui lui est cher et qu’il reprendra d’une manière plus affinée dans Million Dollar Baby (2004) et L’Echange (2008). Le réalisateur semble ici répondre en écho à Une Femme Sous Influence de Cassavetes (1974) et on réalise à quel point la femme est pour lui un écueil de solitude, incomprise, mal-aimée (Sur La Route de Madison) dans un monde d’hommes où la virilité, la violence ou l’alcool est leur manière d’oublier leur propre solitude (Un Monde Parfait, Pale Rider, Jugé Coupable). C’est peut-être l’une des contradictions les plus flagrantes de l’œuvre d’Eastwood : à travers ce qui semble être une apologie du machisme, de la force et de la guerre (Firefox, Le Maître de Guerre) il y a toujours la figure de la solitude et de l’incompréhension qui plane, spectrale et aérienne. L’inspecteur Harry est toujours seul et c’est peut-être ce qui fait la définition d’un héros, cette solitude, ce moi contre le reste du monde.
Chez Eastwood, l’héroïsme se décline au féminin ET au masculin, ce pourquoi, ce par quoi, Eastwood n’est pas le misogyne que ses détracteurs mettent souvent en avant. Dans son cinéma, il n’y a que des gens seuls qui se cherchent, se trouvent, se perdent et s’oublient (Sur La Route de Madison, Space Cowboys), il n’y a que des héros qui gagnent (Jugé Coupable, Les Pleins Pouvoirs, Invictus) ou perdent (Mystic River). Play Misty For Me est à ce titre un magnifique portrait de femme, d’une héroïne qui s’invente un amour, le perd, le retrouve au gré de sa triste folie mortifère, une héroïne qui se refuse à un réel sans saveur, une solitude féminine qui fait la rencontre d’une solitude masculine, insécables individualités, imperméables, deux monades sans porte ni fenêtre, associables sociabilités. Il n’y aurait pas d’êtres séparés si le temps de l’Un pouvait tomber dans le temps de l’Autre, écrivait Lévinas.
La temporalité, c’est aussi un élément-clef dans la filmographie d’Eastwood et plus précisément la vieillesse. On a tous en mémoire Impitoyable, avec ces vieux cow-boys qui reprennent du service du haut de leur solitude héroïque ou encore justement Space Cowboys qui voit une équipe de vétérans cosmonautes réendosser leur combinaison et leurs scaphandriers pour remettre sur pied un satellite défaillant. On la retrouve également sur La Route de Madison ou Créance de Sang : le temps qui passe éreinte les corps mais c’est par l’amour que les choses tiennent, qu’elles peuvent encore tenir, c’est par un nouveau cœur que Terry McCaleb arrive à survivre pour enquêter et faire justice, c’est par la rencontre de Meryl Streep que la vieillesse de Robert Kincaid retrouve ses couleurs. On pense aussi à Un Monde Parfait où Kevin Costner (solitude héroïque déjà vieillissante que l’amertume guette avec gourmandise) reprend goût à la vie en présence du gamin qu’il a kidnappé. Dans Play Misty For Me, cette thématique, même si elle n’est qu’ébauchée, sourde en filigrane à travers cet animateur radio qui hésite à mûrir et à quitter son don-juanisme adolescent pour s’établir dans une relation durable avec Tobie (Donna Mills). En se refusant à cet amour, Dave refuse de vieillir préférant trouver refuge dans ses disques de jazz et dans la figure de l’animateur omniprésent sur les ondes dont on ne (re)connaît que la voix. C’est dans ce refus que sa solitude pourra continuer ses vocalises, que son héroïsme pourra continuer à s’épanouir. Un héros sait qu’il perd tout s’il perd sa solitude parce que s’il perd sa solitude, il vieillit. C’est peut-être dans ce cadre-là qu’il faut lire et comprendre la folie meurtrière de Jessica Walter, cette groupie qui s’est amourachée d’un héros d’un soir, de cette voix virile qui l’empêche de vieillir, seule, héroïne de sa propre tristesse, fantasmant une jeunesse qu’elle n’a jamais connu, qu’elle n’a jamais eu. Dans la vie, il n’y a jamais de place pour deux héros en même temps.
La folie, elle est encore là, guettant les personnages d’Eastwood, les éprouvant lentement avec sadisme, comme si elle avait partie liée avec la solitude, aliénante, éreintante. Dans L’Echange c’est Angelina Jolie qui croit voir et entendre son enfant disparu, réinventant une présence par déni de la réalité. Dans Jugé Coupable, c’est Steve Everett, le journaliste alcoolique qui semble perdre pied avec le réel parce que le faux est plus vrai que la vérité elle-même. Que dire encore de cet ancien vétéran de la guerre de Corée (Gran Torino) dont la solitude cristallise sa folie et son amertume sur une voiture de collection, sourd et aveugle à l’humanité qui habite à côté de chez lui ? Chez ce réalisateur, on ne sait pas très bien qui de la folie ou de la solitude enfante l’autre. Peut-être qu’au bout du compte elles s’engendrent toutes deux dans un même mouvement, une même dialectique. Ainsi, dans Play Misty For Me, Eastwood prend-t-il un malin plaisir à cuisiner ces deux-là, pour mieux les porter à ébullition dans une violence et une acidité qui ira crescendo. On la sent vibrer dangereusement dans cette scène douce et très fleur bleue ou Dave et Tobie passent une journée ensemble, sur la plage, rassérénés, amoureux, loin des turpitudes de la ville, bercés par le magnifique morceau The First Time Ever I Saw Your Face de Roberta Flack (Killing Me Softly With His Song). Et cette folie est d’autant plus pernicieuse qu’elle semble invisible mais on la sait, on la sent cachée. Un plan montrera in fine Jessica Walter dissimulée dans les buissons, les épiant en acérant sa jalousie sanglante.
Il y a aussi le racisme et le combat des minorités bafouées (Invictus, Gran Torino, Minuit Dans Le Jardin du Bien et du Mal) qu’ébauche Eastwood dans Play Misty mais pour le coup, ce thème est par trop ébauché pour être clairement perceptible. Tout au plus le devine-t-on à travers quelques dialogues avec l’autre animateur de la station (James McEachin), un black qui l’invite à lâcher prise et à retrouver le chemin de la maturité ou encore avec le copain homosexuel de Tobie (Don Siegel méconnaissable) qui lui envie ses hésitations existentielles.
Avec Play Misty For Me, Eastwood annonce déjà une œuvre riche et une liberté de ton très personnelle, cette manière bien particulière qu’il a eu d’abandonner ses habits de western spaghetti dont l’avait génialement habillé Sergio Leone, de quitter ce rôle de justicier dont l’avait affublé le petit écran (la série Rawhide) pour épouser sa première passion qui est aussi sa première folie : le cinéma.
On se retrouve souvent seul à essayer de dire avec justesse ce qu’on aime…
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Matt
intéressante critique. Je vais de ce pas le (re)voir.