Dalton Trumbo est sans doute le scénariste le plus célèbre de l’histoire du cinéma américain. Son seul nom évoque toute une mythologie de l’histoire hollywoodienne en même temps qu’il rappelle l’une des périodes les plus sombres de son histoire, le Maccarthysme, dont il fut l’un des principaux opposants. Peu d’écrivains de cinéma peuvent se targuer d’une telle renommée. Il faut dire que le parcours est exemplaire. Comme souvent à Hollywood, il commence à l’Ouest, en 1905, à Montrose, dans une petite ville du Colorado. Vingt ans après, Trumbo émigre à Los Angeles, non pas pour conquérir la Cité des Anges, mais pour y rejoindre sa famille et, suite à la mort du père, pour l’aider à subvenir à ses besoins. Il parvient malgré cette tâche à poursuivre ses études et commence comme journaliste avant de devenir, en 1933, rédacteur en chef du Hollywood Spectator, revue consacrée à la critique de cinéma. L’année suivante, il devient lecteur pour la Warner Bros dont il sera renvoyé au bout de deux ans pour avoir refusé de démissionner du Screen Writers Guild, syndicat jugé trop progressiste et dont l’influence inquiétait les nababs des grands studios. Cet épisode révèle déjà son tempérament d’homme intègre, fidèle à ses idéaux et prêt à s’opposer aux décisions des puissants. À la même période, il écrit son premier roman, Eclipse, puis commence sa carrière de scénariste. Trois jours avant le début de la Seconde Guerre Mondiale, il publie son troisième ouvrage, Johnny s’en va-t-en guerre, charge antimilitariste sur un grand mutilé de la Première Guerre mondiale.

Durant les années 1940, il poursuit sa carrière de scénariste jusqu’en 1947 où, avec neuf autres membres de l’industrie – scénaristes, réalisateurs, producteurs -, il refuse de témoigner devant la commission des activités anti-américaines, chargée de débusquer les sympathies communistes et de pousser à la dénonciation. Ces dix personnalités deviennent les « Dix d’Hollywood » et écopent de peines de prison allant de six mois à un an – dans le cas de Trumbo. Surtout, ils sont placés sur la fameuse « Liste noire » composée des noms de tous ceux soupçonnés d’adhérer aux idéaux communistes ou ayant refusé de répondre aux interrogations de la commission – tous ces noms placés sur la liste sont bien évidemment interdits d’exercer leur métier. Pour continuer à travailler comme scénariste, et à vivre de sa profession, Trumbo utilise des pseudonymes durant la décennie qui suit. Parmi les films dont il est à l’origine, figure notamment Vacances Romaines (1953), récompensé d’un Oscar de la meilleure histoire originale qu’il ne pourra pas récupérer. Il faut attendre 1960 et les sorties successives de Spartacus (Stanley Kubrick) et d’Exodus (Otto Preminger) pour voir enfin le véritable nom du scénariste crédité au générique, ce qui mit fin, de fait, à la Liste Noire. Il poursuit alors sa carrière avec notamment El Perdido (Robert Aldrich, 1961), Seuls sont les indomptés (David Miller, 1962) ou encore Papillon (Franklin J. Schaffner, 1973) avant de s’éteindre en 1976. En plus de ces différents écrits, il réalise en 1971, son seul et unique film, Johnny s’en va-t-en guerre, qui fait aujourd’hui l’objet d’une ressortie par Malavida Films.

© Malavida Gaumont

Si cette adaptation de son troisième roman vit le jour plus de trente ans après la sortie du livre, c’est avant tout pour des raisons historiques. Au lendemain de sa publication, la Seconde Guerre mondiale éclate et l’heure n’est plus au pacifisme. Sitôt le conflit fini, Trumbo est blacklisté jusqu’au début des années 1960. Comme il le révèle lui-même, il commence alors à travailler sur le script avec son ami Luis Buñuel mais le projet ne voit pas le jour. Finalement, un producteur, Simon Lazarus, déjà à l’œuvre sur Le Sel de la terre (1954), réalisé par Herbert J. Biberman, un autre membre des « Dix d’Hollywood », apporte la somme nécessaire pour cette adaptation et Trumbo décide de se charger de la réalisation. Mais ce parcours sinueux ne saurait faire oublier le contexte historico-politique de l’époque qui, d’une certaine manière, appelle à la sortie de cette parabole antimilitariste : la guerre du Vietnam. À contre-courant du vent de liberté qui souffle sur les décennies 60 et 70, elle fait revivre le traumatisme des conflits précédents en décimant une partie de la jeunesse du pays, morte ou mutilée lors des affrontements, et suscite un immense mouvement de contestation. Si le cinéma se fait alors l’écho de ce rejet, ce n’est pas à travers une mise en scène des opérations armées, puisqu’il faut attendre la fin des années 1970 pour voir apparaître les premières grandes œuvres représentant l’enfer des combats, mais plutôt en pointant du doigt l’absurdité d’un tel engagement ou en montrant les profonds traumatismes qui habitent les vétérans de retour aux Etats-Unis.

Johnny s’en va-t-en guerre se rapproche de cette deuxième catégorie car il laisse, lui aussi, hors-champ le terrain de bataille et sa violence pour mieux se concentrer sur l’après-coup, sur l’anéantissement irréversible que la guerre laisse pour seul héritage. Ou, pour le dire en de meilleurs termes, ceux de Trumbo lui-même : « Ce que je voulais surtout montrer c’étaient les résultats de la guerre ; car j’ai vu tellement de films contre la guerre ne provoquant qu’une répulsion physique que je voulais atteindre, moi, la répulsion du cœur et de l’esprit[1]. » Et, de fait, il y parvient, car s’il fait écho aux films sur les vétérans de l’armée, il s’en échappe également par son dispositif singulier qui en fait une œuvre incomparable. Blessé par un obus, Johnny devient aveugle, sourd et muet et se fait amputer des quatre membres. Soldat non identifié, il est gardé en vie, dans un lieu tenu secret, seulement pour servir de sujet d’observation pour la science et pour qu’un tel drame ne soit pas révélé au grand public. De fait, Johnny n’est même pas un vétéran de retour au pays. Il est placé dans un non-lieu, dans un noir complet qui l’empêche, dans un premier temps, de se repérer dans le temps par la succession des jours et des nuits. Sans repères, il se trouve dans un espace inconnu qui fonctionne comme une zone de transition entre la vie et la mort, étirée indéfiniment. Le Colonel Tillery intime alors aux infirmières de le traiter comme s’il pouvait supporter la douleur car il est évident pour lui que cet homme n’est plus en mesure d’éprouver la moindre sensation, la moindre émotion et qu’il est incapable de se souvenir ou de se penser, en somme, qu’il n’a plus rien d’humain. Or, sitôt les soignants partis, Johnny s’interroge – « Où suis-je ? » – et se souvient puisque ses pensées prononcées en voix off conduisent, sans transition aucune, aux souvenirs de sa discussion avec sa fiancée, Kareen. La juxtaposition de ces deux séquences annonce d’emblée l’un des principes structurants du film : le conflit entre le discours militaire et le récit filmique.

© Malavida Gaumont

Celui-ci tient tout entier dans la structure narrative constituée d’une alternance entre les séquences au présent, celles où Johnny est reclus dans sa chambre noire, et les flashbacks. Le premier d’entre eux, qui revient sur la première nuit du futur soldat avec sa fiancée et sur leurs adieux le lendemain, se clôt par l’imminence du drame avec l’apparition de ce bruit d’obus lors de leur dernier échange de regards à la gare. Un volet prolongé fait alors cohabiter le visage triste de Kareen avec les tranchées avant qu’un fondu ne fasse disparaître cette promesse de l’amour, laissant ainsi place à la seule réalité de la guerre, dans un écho aux écrits de Fitzgerald : « Quand l’Amérique entra en guerre, il se fit muter dans l’aviation, et le petit visage de Mae, ses lèvres avides, se flétrirent et s’effacèrent dans le sombre et sauvage arrière-plan des combats[2]. » Mais loin de replier le film sur cette seule tragédie et sa dénonciation, cette architecture lui permet au contraire de réaffirmer la pulsion de vie sur les injonctions mortifères déguisées sous l’apparat du patriotisme – cette impulsion à vivre s’incarne magnifiquement par ce saut hors de l’eau de Johnny qui permet de mettre fin à cette séquence où la nouvelle infirmière découvre l’état malheureux de son corps meurtri. À l’univers morbide de l’armée, incarnée par cette pièce obscure, s’oppose donc l’éclat de ces souvenirs lumineux qui réaffirment toute la beauté de l’existence et, par conséquent, le primat de celle-ci. Le premier flashback laisse notamment apparaître toute la candeur et l’innocence de ces jeunes amants qui n’osent manifester leur désir sexuel autrement que par des petits mouvements de pieds. Les discussions avec le père, autre souvenir récurrent, laissent quant à eux voir la douceur d’une relation filiale, quand bien même celle-ci est dénuée d’expressivité, et suggèrent que c’est également dans le trivial, dans les petits riens que se niche le sel de l’existence.

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Chacun de ces retours en arrière rend alors plus douloureux le retour au présent de Johnny, rendu invisible par son masque et par sa tenue d’hôpital. Cette disparition du personnage comme corps est également rendue sensible par ses pensées, parfois criées, qui envahissent l’espace sonore en présence de l’armée et des soignants mais qui ne sont jamais entendues par ces derniers. Cette nouvelle opposition entre, cette fois, le son et la réalité de l’image traduit ici l’impuissance du personnage et, finalement, celle de toutes ces voix contestataires qui ne sont pas entendues face à la puissance de l’administration militaire. Seul la rencontre de Johnny avec la quatrième infirmière, et le lien muet qui se crée entre eux, permet alors d’esquisser une lueur d’espoir dans cet enfer vécu par le jeune homme. À l’aune d’aujourd’hui, et sans contradiction aucune avec cette célébration de la vie évoquée auparavant, le film peut également se lire comme un argumentaire en faveur de l’euthanasie lorsqu’il souligne que les souffrances et le désarroi d’un homme ne peuvent jamais être déterminés autrement que par lui-même. Loin de nous l’idée de trancher ce débat mais seulement de noter que cette œuvre y apporte une contribution importante.

En laissant hors-champ les causes de ce conflit armé et son devenir, Johnny va-t-en guerre s’affranchit de son contexte d’origine, la Première Guerre mondiale, et acquiert une dimension universelle, se présentant comme un plaidoyer contre toutes les guerres. Si le sujet n’est pas nouveau, son traitement se dote ici d’une grande force, aussi bien par la singularité de sa situation initiale que par son enchaînement de scènes contraires. Un demi-siècle plus tard, le cri d’alerte qu’il met en scène n’a rien perdu de son actualité et continue de résonner, seul dans la nuit.

[1] Dalton Trumbo interviewé par François Maurin, L’Humanité, 24 mai 1971.

[2] Francis Scott Fitzgerald, Love boat et autres nouvelles, P. Belfond, 1991, p. 391,

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