À voir actuellement en salles, distribué par Les Acacias.
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Pratiquement inconnu du grand public, Damiano Damiani est connu – et souvent apprécié – de quelques spécialistes ou cinéphiles. Plutôt comme auteur de films appartenant au « cinéma politique italien » des années soixante et soixante-dix. Un courant dont les principaux chefs de file sont Francesco Rosi, Elio Petri, Paolo et Vittorio Taviani, Marco Bellocchio.
Il faut notamment citer, dudit Damiani : La Mafia fait sa loi (1968), d’après Le Jour de la chouette de Leonardo Sciascia (1961) ; Confession d’un commissaire de police au procureur de la république (1971) ; Nous sommes tous en liberté provisoire (1971)…
Damiani est né en 1922 dans la Province de Pordenone, au nord-est de la Péninsule (1). Il entre dans le milieu du cinéma lorsqu’il est installé à Milan pour faire ses études à l’Académie des Beaux-Arts. Il réalise son premier long métrage en 1959, travaillant alors avec Cesare Zavattini, le scénariste attitré de Vittorio De Sica. Il a ensuite l’occasion d’adapter Elsa Morante – L’Île des amours interdites / L’Île d’Arturo, 1962 -, et Alberto Moravia – L’Ennui et sa diversion, l’érotisme / L’Ennui (1963).
En 1963, sort également Les Femmes des autres – le titre original est La Rimpatriata, que l’on peut traduire par « les retrouvailles ». C’est une comédie dramatique dense et touchante qui a constamment été comparée, avec raison, aux Vitelloni de Federico Fellini (1963).
Damiani raconte la soirée et la nuit passées par des amis qui se retrouvent après une longue séparation. L’action se déroule à Milan. À noter que la co-production du film est dirigée par la 22 dicembre, société co-fondée dans la capitale lombarde par Ermanno Olmi, en 1961.
Les camarluches en question approchent de la quarantaine. Il y a Alberto, Sandro, Livio, qui ont une bonne situation professionnelle et sont mariés. Les deux premiers ont des enfants. Il y a aussi Nino, un fils à papa, célibataire et fier de l’être.
Tous cherchent à vivre des aventures fugitives, à faire des conquêtes rapides. Pour se sentir exister en tant qu’homme, latin qui plus est. Pour échapper quelques heures à une vie conjugale jugée ennuyeuse.
C’est Cesare qui peut leur fournir le « matériel » (sic – le terme est utilisé dans le film). Cesare est un séducteur talentueux et… séduisant. Les quatre amis cités plus haut ont chacun leur spécificité, mais ils forment un groupe dont Cesare se distingue.
Cesare n’a pas une situation sociale solide. Il dirige un cinéma – on comprend donc que Damiano Damiani se sent proche de lui (2). Il a une verve poétique, un destin romantique – il est joliment incarné par Walter Chiari, qui a ici des airs de Harvey Keitel italien. Il y a une forme d’échange entre lui et les autres, car, s’il a apporté et s’il apporte à ceux-ci ses connaissances féminines, les autres – ou quelques-uns parmi les autres – lui ont semble-t-il apporté, au moins dans le passé, une aide matérielle.
Cesare n’a pas l’attitude hypocrite-bourgeoise de Sandro, Alberto et Livio, et même de Nino. Il a un sens de l’amitié manifestement plus fort. Et il a une conception de l’amour très libre, souple, même s’il est marié et a des enfants. Il arrive à réunir sous le même toit, dans la joie, la tolérance et la bonne humeur, son épouse stérile, la sœur handicapée de celle-ci, une amante, la petite fille qu’il a eue avec celle-ci, un petit garçon qu’il a eu avec une autre femme lui ayant finalement préféré un homme riche. Il y a aussi un homme plus âgé, dont on ne sait pas exactement ce qu’il fait là, quel rôle il joue – sinon peut-être celui de cheveu comique et incongru sur la soupe.
Les retrouvailles entre Sandro, Alberto, Livio, Nino et Cesare finissent plutôt mal. Beaucoup de ces individus ont montré, le masque tombant, leur visage quelque peu méchant, lâche, pharisaïque. Deux d’entre eux s’insultent à un moment, en viennent presqu’aux mains. L’amitié qui est censée souder les membres du groupe est bien fragile. Les compères se promettent finalement de garder le contact, de se revoir, et d’approfondir ce qui doit l’être dans leurs relations, mais personne n’est vraiment dupe.
Le cadre est glauque, les perspectives bouchées. Le constat est amer. L’aventure finit dans les faubourgs de la ville, dans un matin froid, gris et brumeux. Sandro, qui dirige des chantiers immobiliers, remarque que, là, on « construit » encore, alors que, selon lui, le « Miracle économique est fini ».
Le Miracle économique c’est le « Boom » que l’Italie, pays détruit par la Guerre, mais aidé financièrement par les États-Unis, connaît entre la fin des années cinquante – vers 1958 – et le début des années soixante – vers 1963. Damiani aperçoit et annonce le crépuscule, en cette grande cité industrielle qu’est Milan – un symbole ! -, et place ses personnages au cœur de cette aventure nationale où la descente effrayante va fait suite à une ascension exaltante.
Sandro, Alberto, Livio, Nino sont sexistes, considérant les femmes comme de la chair à « mitraillette » – ce mot fait partie des paroles d’une chanson qu’ils brament de temps à autre. Ils sont racistes – la scène où ils draguent une demoiselle d’origine africaine est hallucinante à voir de nos jours, le terme de « génisse » étant utilisé (3). Certains personnages féminins sont de véritables caricatures, comme les écrans des désirs machistes des amis du film. Il y a notamment la blonde bécasse aux seins pointus qui ne manquera pas de tirer au spectateur ou à la spectatrice qui va découvrir le film quelques rires francs, même si ce pourront évidemment être aussi des rires jaunes.
On se gardera cependant d’identifier Damiano Damiani, l’auteur, à ces énergumènes (4). D’abord parce que leur comportement est parfois objectivement ridicule et de mauvais goût. Ensuite, parce que certaines femmes, de par leurs réactions et leurs décisions, finissent par s’éloigner d’eux. Il y a notamment Tina, qui ne supporte pas/plus que l’on regarde perpétuellement sa poitrine et qui dit ses quatre vérités à Nino, petit Don Juan se dégarnissant et suant. Et il y a Carla – incarnée par la lumineuse Letícia Román – qui, au cours de la nuit, prend ses distances avec Alberto et se rapproche de Cesare dont elle voit qu’il est positivement différent des autres.
Damiani se livre probablement à une forme d’autocritique en relativisant un tant soit peu cette différence de Cesare. Cesare, même s’il va sortir également abîmé de son aventure, a eu et a un comportement heurtant vis-à-vis de certaines femmes. On s’en rend compte en découvrant le dernier personnage apparaissant à l’écran : Lara – surnommée La Larronesse. Une amie qui a mal tourné, qui a déchu. Qui est devenue prostituée pour camionneurs. Une femme, blessée dans son cœur, dans son esprit et dans sa chair, qui fustige Cesare dont elle se rend compte qu’il lui a menti par le passé et l’a laissée tomber ; dont elle pense que, malgré ses airs et discours de bon samaritain, il s’entend avec ses quatre autres amis comme larrons en foire.
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Notes :
1) Damiano Damiani décède à Rome en 2013.
2) Jean-François Rauger écrit d’ailleurs que « c’est avec la volonté d’un retour sur sa propre biographie que Damiani réalise peut-être un de ses plus beaux films » [In «Damiano Damiani – Un dialectique à l’estomac » – texte reproduit dans le dossier de presse].
3) C’est un terme qui apparaît dans les sous-titres français. Nous n’avons pas réussi à distinguer dans les répliques des personnages, qui se superposent, le terme exact utilisé en italien.
4) Dans son blog consacré aux DVD, Bertrand Tavernier a écrit le 3 novembre 2020 : « Rien de misogyne dans cette description même si parfois on craint que le propos déplaise aux adeptes de MeToo ». Cf.https://www.tavernier.blog.sacd.fr/des-lectures-litalie-de-comencini-et-le-cinema-de-basil-dearden/
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