David Lynch – "Blue Velvet"

Blue Velvet de nouveau sur les écrans. Descente aux Enfers, et montée au 7e Ciel.

Blue Velvet, une des oeuvres maîtresses de David Lynch, datant de 1986, est ressorti ce mercredi 12 février en salles – dans une version non restaurée, contrairement à ce qui est annoncé ici ou là.

Le quatrième long métrage du cinéaste américain à l’apparence d’un film manichéen. D’un côté, le rêve… Un quotidien tranquille vécu dans une douce opulence. Un monde quasi idyllique : romances à l’eau de rose, air frais, lumière céleste et couleurs éclatantes, pompiers et écoliers de carte postale. Une nature potentiellement peuplée de rouges-gorges – symboles quasi religieux d’amour et de renouveau, de résurrection. De l’autre, antithétique, le cauchemar : un gouffre ténébreux où règnent violence et consommation charnelle à outrance. Un univers maladif, entropique, primitif et animal, qui sent le soufre et le gaz. Une fange excrémentielle où pataugent, suractifs, des insectes mi-scarabées mi-cafards.

Le rêve en question, c’est le rêve américain. « USA », chanté par des voix suaves à travers les ondes de la radio de Lumberton – Lumber Town, La Ville du Bois -, bourgade où se situe l’action, est entendu à plusieurs reprises. D’un côté, on pourrait avoir le grand Lincoln, de l’autre son vil assassin : John Wilkes Booth.

Minant le rêve, grattant le vernis, observant et titillant le ver qui est dans le fruit ou dans le bois, Lynch révèle le latent sous le manifeste, le revers collé à l’avers… Il le fait advenir… Sous la forme d’un bug. Un dysfonctionnement, un blocage, une rupture… Comme l’insecte qui est venu gripper la mécanique informatique en 1945.

Lynch se fait allègrement caricaturiste : Jeffrey et Sandy sont d’une mignonnerie qui frôle parfois la laideur – Sandy en pleurs -, et ils sont fort niais. Ils sont aussi un peu fantomatiques. Le personnage incarné par Dennis Hopper, Franck Booth, est, lui, pervers et agressif. Il se pose beaucoup là, dans toute sa lourdeur terrestre de frappe speedée. Il est atteint d’une indécrottable coprolalie. « Fuck » est son mot d’ordre !

© Capricci

Mais Blue Velvet, à bien y regarder, est tout sauf une œuvre de cathare. Les personnages sont ambivalents, ils ne sont pas, malgré les apparences, clairement identifiés et identifiables. Leur place n’est pas assignée une fois pour toutes. Ils déteignent les uns sur les autres, se contaminent.

* Jeffrey Beaumont, le protagoniste masculin, alter ego de Lynch, qui porte – détail important – une boucle d’oreille, pourrait être un pervers en même temps qu’un enquêteur – l’apprenti détective qui veut savoir à qui appartient l’oreille coupée qu’il a découverte dans un champ, et qui est le supplicieur. Aux yeux de l’antagoniste principal du récit, Frank, Jeffrey est son semblable. Le jeune homme rêve en quelque sorte d’être un inspecteur Williams.

* Le personnage de Frank, lui, est construit pour être antipathique et effrayant au possible, mais il porte aussi une souffrance qui le rend vulnérable et peut provoquer de la compassion chez le spectateur. Il est sensible, facilement ému. Au niveau sexuel, son obsession va probablement de pair avec une impuissance – ça bute répétitivement là où ça manque. Frank est pour Dorothy un enfant et un papa.

* Dorothy Vallens, qui sert d’esclave sexuelle à Frank, adopte parfois le langage et les manières de son bourreau, notamment avec Jeffrey. Elle éprouve cela dit un évident plaisir masochiste lorsqu’elle est entre les griffes du malfrat qui met en scène des rituels sadiques. Elle est une enfant et une maman. Elle est aussi une figure christique qui prend sur elle ce que de malsain portent en eux certains individus qui l’entourent – ou, à un moment donné, une évocation de Kim Phuc, cette petite vietnamienne brûlée au napalm, immortalisée par le photographe Nick Ut… au temps d’une guerre qui fut le cauchemar de l’Amérique (1).

* Dans le projet original, Don, le mari de Dorothy, kidnappé, torturé et tué par Frank, est semble-t-il présenté comme ayant été mêlé à des trafics de drogue, étant donc lié de près ou de loin à Frank, à Ben – qui porte lui aussi une sorte d’anneau à l’oreille -, à Gordon. Lynch n’a pas retenu cette caractéristique du personnage, mais la connaissance que l’on a de ce projet, de scènes tournées mais non retenues au montage, est intéressante : elle clarifie parfois un peu ce que le cinéaste a finalement préféré laisser dans un intrigant brouillard (2).

* Sandy Williams – the sandwoman ? – est l’aiguillon qui pousse Jeffrey, l’air de rien, dans les rets des pervers. Le poster de Montgomery Clift qui se trouve dans sa chambre trahit une fascination pour les personnalités troubles (3).

* Manifestement, la Police, ou au moins certains de ses membres, a partie liée avec la pègre… Lynch le signifie entre autres à travers une association, une rime plus ou moins ironique créée au montage, cet art du ciseau – un type de figure qui trouve peut-être sa source dans le cinéma de Lang, par exemple celui du Testament du Docteur Mabuse. Certaines réactions de l’inspecteur Williams sont susceptibles de jeter le trouble quant à son véritable rôle dans l’intrigue.

© Capricci

Le monde supposé paradisiaque est, à travers le regard critique de Lynch, figé, statique, lisse, sans vie. Lumberton a des airs de musée de cire, de ville fantôme. À l’inverse, ceux qui vivent dans l’enfer du vice sont mus par un élan vital, une dynamique pulsionnelle que l’on ne peut pas voir de façon unilatéralement négative. Frank fait des virées jubilatoires, en démarrant toujours sur les chapeaux de roues – oubliant donc les moments parfois passés assis en silence au Slow Club à contempler la Dame en Bleu, aka la chanteuse Dorothy Vallens !

Le conte pour adultes aguerris, le récit à la fois fleur bleue et jaune-noir qu’a conçu le réalisateur, est structuré comme un parcours initiatique. Il a la forme d’un récit d’apprentissage. À travers ses rencontres, Jeffrey découvre la sexualité sous toutes ses formes : hétérosexualité, homosexualité, fétichisme, travestissement, sadisme et masochisme, voyeurisme et exhibitionnisme. Il perce un tant soit peu le mystère de la Femme qui est à la fois Sandy et Dorothy (4). Il devient ainsi adulte et homme, lui qui est parfois, au long du récit, considéré quasiment comme une fille – que l’on pense au lapsus de Sandy dans la voiture, devant l’église, au moment du récit concernant le rêve des rouges-gorges. Il mûrit en vivant plus ou moins fantasmatiquement ce qui peut s’apparenter au complexe d’Oedipe, en cédant à des pulsions parricides, castratrices et incestueuses. Mais, s’il avance à l’aveugle au départ, Jeffrey finit, lui, par ouvrir les yeux. Réveillez-vous ! est le titre significatif d’une revue dont il a l’occasion de parler à Sandy.

Blue Velvet est un film savamment crypté, mais aussi flottant, au sens incertain… Construit de main de maître et pourtant mouvant comme certains sables… Rempli de symboles aussi bien opaques que transparents, d’éléments faussement significatifs, de correspondances énigmatiques et questionnantes, de références plus ou moins facilement repérables – notamment à l’univers d’Alfred Hitchcock, de Frank Capra, de Victor Fleming (5), de Francis Bacon, d’Edward Hopper, de Norman Rockwell. Il est d’une grande force visuelle et sonore, d’une beauté à la fois indicible et très palpable – on sent le velours ; ses ondoiements occasionnels font littéralement vaciller la perception. Blue Velvet est une création tout à la fois de cinéaste, de musicien, de peintre et de photographe, d’installateur d’art contemporain.

C’est un manifeste de l’Étrangeté, de l’Unheimlich version freudienne. Cette zone translucide où – en tout cas pour ce qui concerne ce film – le familier et l’insolite, le sublime et le hideux, le fascinant et l’effrayant, le vivant et le mort, le spirituel et le physiologique, le présent et le passé se tutoient à demi-mot… Cette réalité qui réveille en l’esprit et le cœur du récepteur des impressions et des croyances primitives, enfantines, que la Raison n’a pas complètement et définitivement fait disparaître. Quoi de plus étrangement inquiétant que l’« homme en jaune », ce judas de Gordon, que l’on voit vers la fin du récit ? Cadavre d’un homme éliminé par Frank, pourtant encore debout, déjà trépassé, mais sujet à des mouvements réflexes… Un mort-vivant… Quoi de plus étrangement inquiétante que cette pièce – le salon de l’appartement de Dorothy – où l’on devine l’horreur innommable qui s’est jouée, notamment pour Don le martyr, sans en avoir été spectateur direct – Lynch joue ici à merveille du montage dit « productif », selon l’acception du théoricien Béla Balazs. Jeffrey et Sandy ne se privent d’ailleurs pas de noter que le monde, leur monde est « étrange ». D’une façon somme toute très étrange, comme aurait pu le dire Louis Jouvet !

© Capricci

Blue Velvet est un moment-clef dans la carrière cinématographique de David Lynch – abandon de la réalisation de films grand public parfois pathétiques, de produits de commande ; début de l’épanouissement radical d’une poétique personnelle qui trouvera, à notre avis, son point culminant avec Mullholand Drive… Un entre-deux – quelque peu éloigné, également, du trop fantastique Eraserhead, son premier film qui a fait sensation dans le milieu underground, arty, cinéphilique – où un certain classicisme hollywoodien a partie liée avec le style sinueux, vertigineux, interfacial, qui ne cessera de se complexifier et de s’obscurcir brillamment au fil des ans et des films, et qui constitue la mémorable Lynch Touch…

Notes :

1) Cf. la déclaration d’Isabella Rossellini à ce sujet, citée in Charles Drazin, Blue Velvet, Bloomsbury Publishing Plc, London, 1998, pp.30-31.

2) Lynch, en écartant notamment du montage final certaines scènes tournées, rend sciemment énigmatique son film. À l’inverse, il peut parfois le rendre très clair – trop clair ? -, à l’aide par exemple de flash-backs… Même si cette utilisation d’analepses filmiques peut être une référence à un certain mode traditionnel de récit.

3) Cf. Youri Deschamps, Blue Velvet – David Lynch, Editions du Céfal, Beaufais, 2004, p.52.

4) Cf. Michel Chion, David Lynch, Editions de l’Étoile / Cahiers du Cinéma, Paris, 2007, p.109.

5) Cf. les entrées It’s a Wonderful World, James Stewart, Rear Window, Vertigo, Wizard of Oz (The), in Charles Drazin, op.cit..


Autres lectures possibles :

* Michael Atkinson, Blue Velvet, British Film Institute, London, 1997.

* Enrique Seknadje, David Lynch – Un cinéma du maléfique, Camion Noir, Rosières-en-Haye, 2010.

 

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