Potemkine annonce « Un film à voir absolument sur grand écran ». Et c’est en effet à une expérience inoubliable que nous invite la reprise au cinéma des deux films de David Lynch, Eraserhead et Twin Peaks : Fire Walk with Me par Potemkine, au moment même où la suite tant annoncée de la série Twin Peaks sort enfin sur le petit écran et parfois même sur le grand.

Eraserhead (1976) Expérience, c’est le mot juste car il s’agit bien de cela. Le corps et l’esprit tout entiers sont convoqués par Eraserhead, les sens en éveil. Avec emphase, on lit souvent que voir tel ou tel film ne nous laissera pas « indemne ». C’est malheureusement une lapalissade exagérée ou pour le moins galvaudée. Pourtant, cette fois, il semblerait que le film réclame ce superlatif. Lynch avec ce film ne laisse pas son spectateur indemne. C’est-à-dire que voir Eraserhead infuse sa perception, lui apprend à voir et sentir le monde différemment. Rares sont les films qui permettent une telle révolution de l’oeil. Changer le regard, c’était le rêve des Surréalistes, Lynch l’a réalisé. Plus jamais, nous ne percevrons l’immédiate stabilité du monde, des choses et des êtres, plus jamais nous ne pourrons regarder une table en formica sans éprouver physiquement le bruissement sonore de la pièce ou le bourdonnement de notre cerveau, Lynch fait toucher du doigt la peur, le vacillement de tout ce qui se trouve alentour. Mais il permet aussi de sentir le vent dans les branches, de pleurer sur une chanson d’amour ou d’Elvis (ce qui est presque un pléonasme), d’avoir sur le bout de la langue l’odeur du café et de la tarte aux cerises.

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Eraserhead offre déjà les zébrures au sol dans un noir et blanc fortement contrasté et la pulsation d’une lumière qui grésille, l’expérience du son qui crépite, bourdonne, brouille les repères stables, une expérience de l’assourdissant et du plan qui coupe le visage et se concentre sur le front ou sur une photographie à la tête déchirée (celle de sa blonde Mary). La chambre revient pour dessiner un espace intime, intérieur, comme un accès à ce « monde prodigieux que (le créateur a) dans la tête » pour paraphraser Kafka. Jack se rend chez Mary X. Et, chez Mary justement, une crise d’hystérie est calmée par un lissage de cheveux, un poulet danse dans l’assiette de Jack (John Nance) et déverse son contenu gluant, la mère veut savoir s’il a eu des rapports sexuels avec Mary (Charlotte Stewart) car cette dernière vient d’accoucher d’un prématuré, un monstre emmailloté de bandes blanches ; chez Jack, l’orage1 se mêle aux cris du bébé hybride, gluant lui aussi, et Mary rentre dormir chez sa mère, fermer l’oeil, le bébé vagit et en un raccord se retrouve couvert de pustules purulentes.

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Les mondes s’entrechoquent : une jeune femme avec des excroissances vérolées sort du radiateur pour chanter, danser en écrasant des cordons ombilicaux et la peu farouche voisine brune vient faire l’amour avec Jack jusqu’à être avalée dans une flaque laiteuse. L’image de ses cheveux flottant à la surface demeure. Mary apparaît et disparaît dans le lit de Jack, se frotte les paupières dans une distorsion sonore qui décuple le bruit. Ça couine, ça grince, le foetus prend la place de sa mère dans un lit devenu cauchemar du sexe.

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Filmer de très près, découper les cadres au scalpel, faire pénétrer dans la matière organique du film à coup de plans cisaillés, s’approcher tout près tout près de bouches pleines de sang ou de boyaux, de grumeaux visqueux permet à Lynch de restaurer le corps du délit. De faire du film un pur matériau organique. Le réel peut hurler sa dissonance si on le regarde d’assez près, les apparences se déforment, les visages prennent des contours informes, les matières n’ont plus la même consistance. Lynch donne à voir, palper, toucher du doigt l’inconscient. Il le fait remonter à la surface et vient perforer le seuil du conscient. Il abolit les frontières entre les niveaux de conscience et permet l’accès au chemin vers le Moi profond dans des chambres au sol zébré. Michel Chion dira d‘Eraserhead qu’il s’agit d’un  » Film de nuit, tourné la nuit, même les intérieurs, ce qui a été certainement déterminant dans la vérité de son atmosphère et de son tempo. » 2 Le tournage devait durer 6 semaines, il durera cinq ans. Lynch divorce et se retrouve à la rue, il se réfugie dans la chambre de Jack, contraint de dissimuler les traces de sa présence illégale. Le décor d’une chambre de cinéma devenu espace intime de son créateur. Lynch habite dans le tableau ou plutôt dans le film.

1.Avant de filmer le vent dans Twin Peaks, il le donnait à attendre dans Eraserhead.

2. Michel Chion, David Lynch, Cahiers du cinema, coll Auteurs, 1992 puis réédition en 2001, p. 47)

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