Lorsqu’un artiste tente de s’éloigner de ce qui le constitue, de nouveaux chemins apparaissent pour le ramener inévitablement à lui. Ce voyage se révèle souvent passionnant, tendant à démontrer ce vieil adage qui voudrait que la contrainte soit un formidable moyen de se sublimer. Il y a 25 ans, David Lynch sort Une Histoire Vraie, ou The Straight story dans son titre original, aux allures de petit film, coincé entre les labyrinthiques Lost Highway et Mulholland Drive, deux piliers emblématiques d’une fascinante filmographie.
Pour célébrer cet anniversaire, Carlotta propose une ressortie en salle (avec à suivre une édition physique 4K et Blu-Ray/DVD). Cet événement s’accompagne bien sûr d’une restauration de l’œuvre originale en 4K. Crédité dans le générique du film en tant que « Sound designer », David Lynch attache toujours une grande importance au travail du son, à la manière d’un grand couturier habillant ses modèles. Cet aspect a fait aussi l’objet de la restauration, puisque la bande-son originale a elle aussi été reprise. Si la méticulosité du réalisateur concernant les aspects techniques de ses films fait partie de sa légende, la reprise de Une Histoire Vraie, long-métrage un peu oublié, se révèle être une très belle opportunité de mettre en lumière – au sens propre – ce film jusqu’alors trop discret.
En 1999, lors de la sortie Française, en choisissant Une Histoire Vraie comme titre du film dans la langue de Molière, il semble que les distributeurs aient voulu valoriser deux choses : d’une part que l’histoire qui est racontée est tout à fait véridique, mais encore, ce titre présupposerait que le film détiendrait une part de vérité universelle. Ainsi, le jeu de mot original disparaît, puisque The Straight story, pouvant correspondre à la trajectoire droite du personnage et du film, contient aussi le nom de son protagoniste : Alvin Straight. Cette linéarité, déjà évoquée précédemment et seulement interrompue par quelques inserts (lorsque Alvin raconte l’histoire tragique de sa fille) constitue le principal piège du film. Son apparente simplicité serait à l’opposé du style du réalisateur. En vérité, il s’agit d’un film fondamentalement Lynchéen, de son plan d’ouverture au plan final, identiques, comme un regard scrutant sur les étoiles.
Le synopsis est simple : Alvin est un vétéran à la santé vacillante. Un soir d’orage, il apprend que son frère Lyle, qu’il n’a pas revu depuis 10 ans et avec qui il est en froid, a eu une attaque cardiaque. Alvin décide par conséquent de faire le trajet sur une tondeuse à gazon auto-portée pour aller le voir dans l’espoir de renouer ce lien perdu. Il s’agit donc d’un road movie singulier, d’une invitation à un voyage d’un autre temps, puisque Alvin va parcourir plus de 500 kilomètres à moins de 10 kilomètres/heure. Pour raconter cette Odyssée, l’esthétisme ou encore l’onirisme qui définissent le style de Lynch peuvent être décelés à chaque plan : les traces laissées par la moissonneuse dans les champs, les chiens se poursuivant dans les rues de Laurens (la ville d’Alvin, dans l‘Iowa), le plan séquence qui voit la fille d’Alvin sortir de chez elle en saluant la voisine en pleine séance de bronzage sur sa chaise longue. Le cinéma de Lynch, son regard décalé, son humour, son goût pour l’incongruité, transpirent tout le long du film, grâce à une poésie tendre ou par de géniaux dispositifs (la scène où les pompiers font un entraînement contre un incendie est absolument surréaliste). D’ailleurs, avec la musique toujours si singulière d’Angelo Badalamenti, la petite bourgade du Middlewest Américain n’est pas sans en rappeler une autre, fictive celle-ci : la fameuse Twin Peaks. Mais, en s’interdisant d’explorer explicitement l’inconscient, le réalisateur Américain ne peut montrer que ce qui est visible, et ainsi placer les enjeux de son protagoniste ailleurs que dans les méandres d’une psyché compliquée. Les paysages de l’Iowa deviennent alors un véritable personnage du film, et la lumière changeante au gré de la météo sur ces grandes étendues semble répondre aux pensées silencieuses du vieil homme cheminant sur son frêle tracteur. L’ampleur des paysages répond aux élans du cœur d’Alvin, dont les nuances s’étalent sur grand écran.
L’idée du beau ne réside jamais, avec Lynch, dans une esthétique de publicité pour voiture ou pour parfum. C’est trop souvent une ficelle un peu facile lorsque de grands sentiments sont dépeints au cinéma, et ce depuis les années 80. L’auteur peut dégainer des paysages à couper le souffle sur fond de coucher de soleil. Les violons aidant, le tire-larme n’est jamais loin. Avec le grain de la pellicule 35 mm originale, savamment conservé sur la copie restaurée, Lynch et son directeur de photographie Freddie Francis (dont Une Histoire Vraie devait être le dernier film à plus de 80 ans !) ont capté bien plus qu’un simple paysage. Aidé par son travail sonore, l’ensemble se révèle très sensuel et propice à l’introspection. Ca et là, le spectateur perçoit le vent dans les arbres, le bruit du moteur, le craquement du bois dans le feu, la pluie sur l’asphalte. Ainsi, et cela pourrait presque être aujourd’hui un geste politique de farouche résistance dans un monde où tout va très (trop ?) vite, l’œuvre devient un éloge de la lenteur.
Si l’on considère le réalisateur Américain comme le meilleur explorateur de l’Inconscient au cinéma, ici il ne s’intéresse qu’à ses effets sur une sorte de cas pratique. Le besoin d’Alvin de faire ce chemin par lui-même et à ce rythme est sans nul doute une absolue nécessité pour un vieil homme au crépuscule d’une vie bien remplie. Son interprète, Richard Farnworth, y livre une partition très touchante et pudique, incarnant un personnage magnifique (rôle qui lui ouvrira la porte des Oscars à 78 ans passés !). Une Histoire Vraie fascine probablement moins que certains autres films du fameux réalisateur américain car il se révèle peut-être trop facile d’accès. C’est une erreur, d’ailleurs un peu snob, tant la virtuosité du cinéma de Lynch est ici au service d’une large palette d’émotions et d’une infinie tendresse, délivrée avec une grande pudeur.
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