Into the black
Alors même que Dennis Hopper le considère comme une sorte de suite tacite d’Easy Rider, Out of the Blue, qui ressort en salles en copie restaurée sous l’impulsion judicieuse de Potemkine Films, en serait peut-être plutôt le contre-pied, marquant ainsi le coup d’arrêt d’une période cinématographique faste dont le premier film d’Hopper avait justement été l’un des détonateurs. Alors qu’Easy Rider, en mettant en scène ses motards dans une forme de déconquête de l’Ouest, traçait une trajectoire traversant le territoire américain à rebours en pointant vers l’est et en laissant dans le dos de ses personnages les espaces caractéristiques du genre classique par excellence (le western), Out of the Blue coupe dès la séquence pré-générique les velléités libertaires de voyage, d’évasion, d’émancipation des esprits par les paradis artificiels sous toutes leurs formes, que pourraient cultiver les personnages du film.
Dans cette ouverture, Don (Dennis Hopper lui-même) conduit son camion, une bouteille de whisky à la main et sa fille Cindy (Linda Manz) sur le siège passager. Lancé à vive allure, le semi-remorque ne peut éviter le bus scolaire lui barrant la route, tuant de nombreux enfants costumés et déguisés en ce jour de carnaval (Cindy elle-même est grimée en clown). La scène est symboliquement très forte, et programmatique de l’ensemble du film : la fête carnavalesque est terminée, les possibilités de déplacement (tant géographique que cinématographique) sont stoppées net avec pertes et fracas dans un accident provoqué par celui-là même qui conduisait sa Harley-Davidson libératrice dix ans plus tôt. Pour le dire autrement, dans cette scène, nous assistons au carambolage des années 70 et du Nouvel Hollywood alors frémissant avec les années 80 et le désabusement de la fin des utopies.
Out of the Blue se définit alors sans conteste comme un film de réclusion : Don purge une peine de prison pour l’accident qu’il a causé ; sa fille Cindy et sa femme Kathy (Sharon Farrell) sont, elles, bloquées dans une ville et dans une médiocrité dont elles voudraient s’évader, hélas sans succès. Seuls l’illusion et l’artifice leur permettent de se libérer de leur réalité : la mère de famille, serveuse dans un diner avec le patron duquel elle se réconforte en attendant la sortie de prison de son mari, s’isole du monde par son héroïnomanie ; Cindy, elle, se réinvente tous les jours dans le vase clos de sa vie en jouant à la perfection son rôle de « garçonne » (c’est le titre français du film), petite terreur déterminée passionnée par le punk et Elvis Presley, éprouvant son existence au gré des rencontres plus ou moins dangereuses qu’elle fait de jour en jour. Le retour du père, alcoolique et brutal, ne va pas arranger les choses.
Par le truchement de ses personnages et par la mise en scène réaliste, abrupte, frontale de Dennis Hopper, le film brosse le portrait terrible d’une Amérique déchue qui s’est leurrée elle-même en se berçant des illusions utopiques de la décennie précédente. Out of the Blue montre des personnages cherchant à tisonner avec l’énergie du désespoir les braises et la chaleur pourtant éteintes d’une époque révolue ; Don et Cindy sont des vestiges, des voyageurs immobiles (la scène montrant Cindy, surnommée « CiBi », converser avec les routiers par le biais de la CB encore intacte dans l’épave du camion de Don est très parlante), cherchant à recréer une famille qui n’existe plus réellement si ce n’est dans leur nostalgie, ou à retourner dans une époque qui n’est pas ou plus la leur. L’identification de Cindy à Elvis Presley en est l’un des signes patents : roi du rock (on ne l’appelle pas le King pour rien !), défini par un chauffeur de taxi qui s’avèrera peu recommandable comme le « premier punk », il est dans le film une sorte de costume symbolique que la jeune fille peut enfiler à l’envi pour changer son identité, étant tout à la fois Cindy, CiBi et Elvis comme il est écrit dans le dos de cette veste en jean qui semble faire partie intégrante de son être. Elvis Presley est lui aussi un vestige, personnifiant une Amérique passionnée et passionnante, enflammée et encore pleine d’espoir après les années de guerre ; le recours à l’icône du rock, dont Cindy regrette plusieurs fois la mort, n’est donc pas anodine.
Out of the Blue porte en lui les éléments prégnants d’un cinéma de crise (que l’on retrouvera de façon étonnamment semblable en 2017 dans le remarquable The Florida Project de Sean Baker), reconsidérant le passé et s’ébattant dans ses ruines pour mieux considérer un présent au mieux décevant, au pire mortifère, tout du moins sans réelle perspective d’avenir (en cela, Hopper se fait héritier tardif et nihiliste du Peter Bogdanovich de La Dernière séance [1971]). Sans nécessairement décrire son final par le menu, le dernier quart d’heure du film est une prise de conscience terrible du caractère illusoire des envies des personnages de ressusciter une époque défunte dans le but de repousser toujours un désespoir pourtant inéluctable, ainsi qu’une révélation du caractère empoisonnée d’une époque libertaire dont les fumées alors joyeuses retombent dix ans plus tard en nuage toxique sur une décennie 80 à venir souhaitant un retour à l’ordre, à l’autorité, à la réussite (les losers magnifiques des années 70 sont déjà loin) qu’entérinera l’élection de Ronald Reagan en 1981. Le final d’Out of the Blue est donc la conséquence logique de son ouverture : si le camion symbole des seventies percute violemment la période à venir, la trajectoire narrative du film devra mener à la destruction définitive de la période antérieure, dont se charge symboliquement une fin presque friedkinienne. Là résonnent alors les paroles de la chanson de Neil Young My My, Hey Hey ponctuant régulièrement le film : « It’s better to burn out / Than to fade away ». Out of the Blue est une œuvre profondément nihiliste, mais dont le désespoir n’est pas sans une forme d’incandescence. Et de penser que le dernier coup de pelle creusant la tombe du Nouvel Hollywood n’est peut-être pas La Porte du Paradis de Michael Cimino comme il est de coutume de le dire mais bel et bien cet Out of the Blue qui fait passer les espérances passées, comme le dit la chanson de Young, « into the black ».
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