Comme une belle réponse à la mésentente idéologique de son Dirty Harry, Charley Varrick est le film tendre de Don Siegel, ou le visage poupon de Walter Matthau se substitue aux traits anguleux de Clint Eastwood. Pourtant, rien n’a vraiment changé, le réalisateur poursuivant la peinture désenchantée de ses dernier héros, mythes en crise et en errance dans le monde moderne.
Charley Varrick sonne comme le film d’un homme blessé, une tentative salutaire et courageuse de renouer avec l’extérieur et le monde un contact vicié par l’incompréhension et le doute. Un monde indispensable à Don Siegel, réalisateur qui aime poser avec acuité un regard non complaisant sur ses contemporains, leurs comportements, leurs racines, leurs forces et leurs faiblesses. Mais on ne pose pas impunément un regard juste sur le monde, on n’entame pas sans risque une déconstruction méthodique des valeurs – justice, droit, morale, bien et mal – qui régissent la société : s’immiscer dans les failles et les plaies n’est pas sans conséquence, au risque du rejet, voir du bannissement. Qui voudrait voir un peu de vérité dans cette entreprise du rêve, ce loisir de consommation de masse qu’est le cinéma ?
Don Siegel s’en souviendra après avoir affronté, non sans incompréhension, les attaques liées à son précédent personnage, Dirty Harry, le charognard nihiliste au regard d’acier magnifiquement interprété par Clint Eastwood. Fascisme, logique purificatrice et main droite du diable : on aura tout entendu ou presque sur le personnage sulfureux de flic incorruptible trop attaché à son magnum 44. On ne reviendra pas sur cet épineux épisode d’une belle ambiguïté qui, a vouloir dissoudre la frontière entre le bien et le mal, engageait de nombreux spectateurs sur la voie de doutes inconfortables et mal gérés.
Mais Charley Varrick le bien-nommé prendra toute sa saveur à l’orée de cet incident majeur dans la carrière de son auteur. Avant tout, si le film est une réponse, il l’est sans amertume ni colère ce qui en dit long du caractère d’un réalisateur souvent imaginé – à l’instar de ses personnages – comme un apologiste de la violence à l’idéologie ambigüe. Car c’est en effet sous l’égide de la tendresse – mais pas seulement – que se présente le nouveau personnage de Don Siegel : les rondeurs et la bonhommie de Walter Matthau remplacent le regard d’acier et les traits anguleux de Clint Eastwood, tout en faisant profiter son personnage d’une carrière inscrite – pour le spectateur – dans le registre de la comédie douce amère, notamment chez Billy Wilder.
Charley Varrick est un héros en effet construit en parfaite opposition à son funeste prédécesseur : il est sexué et romantique – un étrange amour platonique pour une partenaire défunte dont il garde l’alliance au doigt -, préfère se débarrasser des armes à feu dont il répugne l’utilisation et développe une relation de filiation avec l’un des protagonistes de son clan. Des aspirations normées – notamment la reconstruction fantasmée d’un noyau familial – qui tranchent avec la radicalité du passé : après Dirty Harry voici venu le temps de Smoothy Charley. Noyau central du film – qui est donc un portrait –, l’inversion caractérielle du personnage s’étend à toute l’œuvre qui substituera dès lors les décors ruraux du sud à l’enfer urbain, les petites villes à la métropole, la fuite trépidante à l’immobilisme claustrophobe.
Faudra-t-il pour autant considérer Charley Varrick comme un tournant dans la carrière de son auteur, un changement de direction présageant des idées et des visions nouvelles ? Pas si sûr.
C’est l’autre force du film et le premier talent de Don Siegel : bouleverser les codes intrinsèques à son cinéma tout en restant fidèle à un discours. Car, même opposés, Charley et Harry restent des individus singuliers par lesquels, comme un prisme, Don Siegel pause son regard vif sur nos contemporains.
En premier lieu, règne la cohérence d’un style économe et efficace, une fameuse sécheresse qui aura valu à son auteur le titre d’excellent faiseur de séries B. Ensuite, c’est une certaine allégeance au genre du western avec ses signes, figures et images imposés. On pourrait alors vite classer l’œuvre dans une filiation, un cinéma traditionnel bien emballé qui recycle les grandes figures de son cinéma national.
Pourtant, en y regardant de plus près, Charley Varrick, comme toutes les œuvres de son auteur, se nourrit d’une vision non monolithique de ses soi-disant modèles, préférant leur faire subir de multiples variations – qui sont autant de questions – plus que de jouer la carte de la stricte reproduction.
Car si le film annonce – avec de très beaux plans d’introduction dignes des grands westerns – une vision crépusculaire qui serait l’effondrement des vieux mythes américains, il pourrait également être l’aube d’une ère nouvelle et moderne. Appuyé par le fidèle Lalo Schifrin – qui signe là, peut être, son meilleur « score » – qui, d’un seul mouvement, embrasse le passage de l’ancien au moderne – rupture claire dans le « Main title » -, Don Siegel remplace soudainement le cheval de rigueur par la Buick et les grands espaces par un petite ville de banlieue ou surnagent encore quelques traces du passé, notamment l’inévitable banque, élément central du western qui perdurera dans le moderne « caper movie ». En quelques minutes, l’enjeu du film est posé : que reste-t-il du passé, quelles sont ses traces et comment subsistent-elles – voir surivent – dans le monde moderne ?
Si Harry était un cow-boy flingueur et désabusé, Charley est un ironique bandit à l’ancienne : l’un comme l’autre se confronte à un monde nouveau mais de différentes façons. Si Harry avait à affronter la bureaucratie des cols blancs, Charley lui tente d’échapper à un monde labyrinthique, préférant le confort de sa caravane – espace unique et cohérent – aux sinueux couloirs d’immeubles imposants ou se construit le monde d’aujourd’hui. Si Dirty Harry peignait un monde hiérarchisé en proie à la verticalité décisionnelle, celui de Charley Varrick est celui des bruits de couloirs et des identités troubles – entre faux, usages de faux et trahisons. Avec sa mafia qui ressemble à des élus de conseils municipaux, Charley Varrick sème le trouble et distille une discrète paranoïa qui renvoie au Watergate. Si l’ennemi était clairement identifié dans Dirty Harry, il est ici beaucoup plus flou.L’ennemi est descendu de son gratte-ciel pour se fondre dans la masse, n’hésitant pas à travestir et détourner les symboles d’une Amérique du passé.
De cette vision du monde actualisée découlera les comportements de nos héros : tandis que Harry voulait remettre de l’ordre et soumettre le monde à sa singularité en affrontant, de façon frontale, des ennemis très identifiés, Charley lui préfère la dissolution puis la disparition, se glisser dans les quelques niches encore vierges d’un monde qui étend sa toile par des réseaux souterrains.
Désormais insidieux et pervers, le monde moderne gagne du terrain et Charley Varrick, a contrario de Dirty Harry, devient un éloge de la fuite : si le premier risquait d’être abattu froidement dans une rue sordide, le second risque la lente noyade… A chaque époque, sa méthode.
La fuite sera mise en œuvre avec élégance et panache, comme un ultime hommage à un temps désormais révolu ou une certaine noblesse avait encore pignon sur rue. Et lorsque Charley oppose à la Buick son vieux biplan des années 20, se joue l’ultime affrontement qui résume parfaitement le film.
Si la technologie moderne prend définitivement le dessus – on ne peut faire reculer un monde qui, inexorablement, avance et dévore -, c’est la malignité qui en décidera autrement.
Ultime pied de nez d’un réalisateur qui ne baisse pas les armes.
Rien n’a donc vraiment changé et le combat contre l’empire fallacieux de la modernité continue. Seule la méthode change : elle a désormais la bonhommie trompeuse de Walter Matthau.
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