Belladonna des tristesses, chef d’oeuvre de l’animation expérimentale des années 70, ressort au cinéma le 15 juin, dans une version restaurée. Longtemps introuvable, bien que projeté à la Cinémathèque Française en début d’année, c’est un film définitivement hors-normes, érotique, musical, aventureux et parfois grave, qui n’a pas vraiment d’équivalent.
Inspiré de La Sorcière de Michelet, il se déroule dans un village indéfini, quelque part dans une Europe médiévale où les nobles et l’église exercent un pouvoir autocratique sur le petit peuple. Jean et Jeanne sont un couple de paysans qui s’aiment, et se présentent au seigneur local pour faire reconnaître leur mariage. Mais Jean ne peut payer la taxe qu’on lui demande, il est jeté hors du château et Jeanne est violée par le seigneur et ses sbires. Ainsi humiliée, sa colère et sa douleur invoquent un démon avec lequel elle va signer un pacte afin d’obtenir richesse et pouvoir pour son amant.
La belladone, également appelée « belle dame », est l’arme et le venin des sorcières empoisonneuses dans la superstition populaire. Elle procure de douces hallucinations mais se révèle mortelle. Pour Michelet et les défenseurs d’une sorcellerie païenne, le poison est dans le dosage, et les décoctions et onguents sont avant tout des remèdes. Belladonna des tristesses est à l’image de la plante : d’une beauté époustouflante dans ses tableaux successifs, il donne lieu par moments à des poussées de fièvres, visions psychédéliques ou cauchemardesques où l’animation prend toutes ses libertés.
Quant aux « tristesses » évoquées par le titre, bien présentes, ce sont celles de ces femmes sacrifiées. Le film est en effet bercé de chansons mélancoliques et parcouru d’un souffle romantique continu, louvoyant entre le pur mélodrame et le film de vengeance comme en produisait à l’époque le cinéma d’exploitation de l’archipel.
Belladonna est le troisième volet d’une série de longs-métrages pour adultes produite par Mushi Productions, la société du « dieu du manga » Osamu Tezuka. Généralement considéré comme le meilleur des trois, il se démarque en effet des deux volets précédents Les Mille et une nuits et Cléopatre, au dessin plus enfantin. Son style flamboyant, tout en aquarelles et décadrages, inspiré de l’Art Nouveau, est bien éloigné de l’univers du manga ou de l’animation traditionnelle. Cette série de films baptisée « Animerama » fut lancée par Tezuka au début des 70s, à une époque où la libération sexuelle a mis l’érotisme sur tous les écrans japonais. Le cinéma pink de Wakamatsu est alors reconnu dans les festivals étrangers, et les cinéastes de la nouvelle vague explorent souvent les rapports qui lient le corps amoureux au corps social. Plus prosaïquement, le sexe permet d’attirer les spectateurs dans les salles qui se vident, et le grand studio Nikkatsu lui-même ne produit alors plus que des films érotiques avec sa ligne Roman Porno. La stratégie ne sera cependant pas payante pour Mushi, la société faisant faillite peu après la sortie du film.
Belladonna sort donc en 1973, un an avant Emmanuelle qui connaît un grand succès au Japon, et trois ans avant qu’Oshima ne brave la censure du pays avec L’Empire des sens en 76. Contrairement aux deux films précédents de la série Animerama, l’implication de Tezuka y est minime. Il a en effet quitté son poste à la Mushi pour former une nouvelle compagnie qui porte son nom. Mais l’équipe du film est principalement composée de ses proches collaborateurs. Le réalisateur Eiichi Yamamoto tout d’abord était aux côtés de Tezuka dès la fondation du studio. Il a réalisé les deux précédents Animerama (se partageant le poste avec Tezuka sur Cléopatre), et a participé également aux séries Astro Boy et Le Roi Léo. Yamamoto est également connu pour avoir par la suite porté à l’écran Yamato, le cuirassé de l’espace de Leiji Matsumoto. Le directeur de l’animation de Belladonna, Gisaburô Sugii, a lui aussi débuté sur Astro Boy avant de devenir un des grands noms de l’animation japonaise, à qui l’on doit notamment la belle adaptation de Train de nuit dans la voie lactée de Kenji Miyazawa.
Mais, symbole du syncrétisme qui s’opère au début des années 70 entre les sphères artistiques au Japon, Yamamoto fait aussi appel sur Belladonna à des artistes issus d’univers différents, qui contribuent à donner son identité particulière au film. Le scénario est signé par Yoshiyuki Fukuda, metteur en scène pionnier du théâtre underground dans les années 60, scénariste pour des auteurs de la nouvelle vague tels que Masahiro Shinoda et Kazuo Kuroki et également acteur chez Oshima (Double suicide : été japonais). La musique quant à elle, qui va de la ballade folk au rock psychédélique, est signée Masahiko Satô, pianiste de jazz et compositeur d’avant-garde. Et surtout, Yamamoto recrute comme directeur artistique Kuni Fukai, illustrateur à qui l’on doit de nombreuses couvertures du magazine à grand tirage Heibon Punch. Issu du monde du gekiga, le manga pour adultes apparu à la fin des années 50, c’est un proche de Yoshiharu Tsuge, l’auteur de L’Homme sans talent. C’est Fukai qui est à l’origine de l’identité visuelle du film, qui repose en grande partie sur ses dessins, portraits en pied ou en gros plan de la superbe héroïne et de sa transformation progressive en sorcière toute puissante.Ceux-ci évoquent tour à tour les oeuvres de Klimt, Beardsley ou Schiele. Jeanne pourrait également être une création de Crepax, perdue dans une toile de Jérôme Bosch. L’animation de Belladonna se résume parfois à de lents mouvements sur les dessins de Fukai, explorant le contour de son trait, comme le faisait Oshima en 1968 sur Les Carnets secrets des ninjas de Shirato Sanpei. Seiichi Hayashi, animateur, illustrateur et auteur du manga d’avant-garde Elegie en rouge (paru chez Cornélius) intervient également sur le film pour une séquence de pure animation expérimentale où la matière d’une peinture à la gouache évolue en des motifs floraux impressionnistes. Belladonna multiplie ainsi les techniques, passant d’une séquence à l’autre du simple dessin fixe à l’animation la plus folle. Une séquence érotique voit par exemple Jeanne s’accoupler avec le diable, pilier d’encre noire parcouru de pulsations (et doté de la voix grave de Tatsuya Nakadai, célèbre acteur des films d’Akira Kurosawa ou Masaki Kobayashi). Une autre séquence qui représente les hallucinations provoquées par la vénéneuse belladonne, donne dans le collage d’images pop tout droit tirées du Yellow Submarine de George Dunning. Plus loin, une scène d’orgie montre les villageois se transformer en divers animaux…
C’est que tout, dans Belladonna, est affaire de transmutations et de changement. Du conte médiéval au pop art, de l’homme à la bête, de symboles en magies, du tableau statique aux ondulations du désir, de la simple paysanne à la magicienne respectée… La force érotique des sorcières est annonciatrice de bouleversements sociaux, et le démon est, dans le scénario de Fukuda (intellectuel fortement engagé à gauche), symbole de révolution. Car Belladonna est porteur, en accord avec l’ouvrage dont il s’inspire, d’un message féministe d’émancipation. Le martyre de Jeanne y est dépeint avec une cruauté certaine, mais il n’est pas vain : la conclusion terrible du film fait de celle-ci l’annonciatrice des combats progressistes à venir.
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Danièle Restoin
J’adore « Belladonna » et si Olivier Malosse qui en parle si bien voulait venir à Limoges le 16 février pour le présenter on l’accueille à bras ouverts!