Emir Kusturica – « Arizona Dream » (1993) – Sur la sente de l’éveil

Drôle de ressortie que celle d’Arizona Dream ces jours-ci, alors que Kusturica dîne avec l’ennemi du genre humain occidental, et le félicite d’envahir l’Ukraine ; alors que son ami Johnny Depp est tombé en disgrâce dans un boucan planétaire ; alors que le pathétique Vincent Gallo s’évertue à raconter plus d’horreur que son idole républicaine. Tout est redevenu terriblement politique et moral dans ce monde, et les égéries des années 90 n’y ont pas échappé : l’heure est au jugement rétro-actif des oeuvres. Néanmoins, revoir le film permet de prendre la mesure, trente ans plus tard : qu’en reste-t-il, du film et de Kusturica – statue adulée puis abattue, pourtant un des derniers enthousiasmes critiques et populaires qu’aura connu le cinéma d’auteur ?

Eh bien d’abord, par-delà son auteur, Arizona Dream est un vrai film américain des années 90. Il semble parcouru de la même électricité qui va de My Own Private Idaho (1991) jusqu’à Las Vegas Parano (1998). Un signe qui ne trompe pas : les personnages des trois films – River Phoenix, Johnny Depp et son idole, Hunter Thompson – ne cessent de se réveiller ou bien de marcher comme des somnambules… sur le bord de l’éveil. Malgré le trompe-l’œil (le mot est de Baudrillard) des années Reagan, et s’ils ont vaincu l’URSS, les Américains doivent faire face à l’évidence, début 90 : ils ne croient plus à leur rêve, et depuis longtemps. Certes ils faisaient encore semblant d’y croire, hier, mais c’est parce qu’il leur restait au moins l’ennemi existentiel. L’ennemi terrassé, les voilà livrés à eux-mêmes – or le cinéma américain, ergo l’Amérique, cessent de fonctionner sans l’Autre, – c’est un courant noir, finalement proche du Nouvel Hollywood, auquel n’échappèrent même pas les grosses machines comme Seven (1995) ou le Big Lebowski (1998), ce Grand Sommeil du désarroi californien. Il est d’ailleurs touchant de voir un réalisateur Bosnien (à l’époque), élevé dans le Communisme, affronter cette réalité avec autant de flair, lors de son passage en Amérique.

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Changement radical : dans les autres films de Kusturica, le rêve est liberté in extremis et communication mythologique avec la terre des ancêtres – ici la fin du rêve est un enfermement névrotique. D’où l’aspect souvent autiste des séquences, où plusieurs actions se déroulent, chacune portée par un acteur, déconnectées les unes des autres – Kustu ne s’autorise d’ailleurs pas le plan d’ensemble dans ces instants-là : la fille enfermée dans son rêve de suicide et métempsychose, Gallo ânonnant ses répliques de film, la mère pérorant sur la Papouasie, Jerry Lewis dans son illusion reaganienne d’une Amérique pleine de Cadillac roses, comme si les chocs pétroliers n’avaient jamais eu lieu, comme si une bagnole n’avait pas entre ses mains tué son frère… Tout le monde parle, tout le monde songe, mais les rêves ne communiquent plus, ne font plus communauté puisqu’ils sont la bulle qui permet d’échapper à l’horreur du réel – seul Axel/Depp, paumé-poète emblématique des années Clinton, tente de faire le lien, de rétablir la cellule familiale, titubant d’un personnage à l’autre, pour ne réussir qu’à accélérer la catastrophe.

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Multiples rêves qui lui permettent de sculpter, en négatif, une Amérique épuisée sous le poids de ses mythes – thématique qui est aussi celle des Coen à la même époque – et d’une filiation impossible, qui passe par un conflit des générations au sein même du casting (impeccable). Une parenté pesante, d’abord, Jerry Lewis et Faye Dunaway qui conditionnent le rapport rétrospectif des jeunes : le premier, incarnation des années Eisenhower, des Cadillac longues comme des navires, des maisons roses à pelouse émeraude, d’un patriarcat bourré de fric et de pétrole – lui même hanté par le rêve du père, d’ailleurs, pionnier de l’industrie qui voulait empiler les voitures jusqu’à la Lune ; la seconde, marginale venue en droite ligne du Nouvel Hollywood, habite la baraque de Dorothy avant le pays d’Oz, foutoir et brocante où joue Django Reinhardt sur un vieux phonographe, – elle est obnubilée par des visions hors-sol, faites d’îles du Pacifique et d’avions bricolés façon Brewster McCloud (1971) ; les deux vieux sont ennemis, pourtant unis par le même désir vampirique pour les jeunes : Axel fera la navette, d’un rêve à l’autre, d’un donjon à l’autre, et la photographie convoquera alternativement Sirk, et Malick.

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Face à eux, les enfants : Gallo, Taylor et Depp, paralysés par l’omniprésence des vieux. Depp a les mimiques de cet oncle qui fut un héros, lui a déjà échappé mais son affection le fait accepter de reprendre la boutique ; Lily Taylor (elle crève littéralement l’écran, pourtant au milieu d’une faune de grands acteurs) est la pulsion de mort à l’œuvre dans sa génération. Complexée par la mère, elle a pourtant compris les faiblesses de tous les autres, la fatalité de l’hérédité, la gravité (au sens physique) de la vie sur cette terre : trop fatiguée, elle veut simplement foutre le camp, espérant une métempsychose en tortue – rêve qui lui vient d’ailleurs de cette mère d’autant plus honnie que ce n’est pas la sienne… En cela elle est la vraie amante d’Axel, celle qui doit mourir pour qu’il accepte d’habiter le monde – c’est-à-dire la Terre.

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Gallo, quant à lui, est l’artiste post-moderne par excellence, saturé de références, fétichiste d’un patrimoine d’images et de mots – les proverbiales jambes de Faye, qu’il n’a de cesse d’embrasser sous la table. De cet héritage, il se veut un nouveau jalon, mais ne s’en révèle que le rabâchement pathologique : Joe Dante, moins le génie caustique. Vaguement charmant lorsqu’il se jette sur l’écran pour déclamer les répliques de Raging Bull (1982) : le film projeté l’inonde ; il devient vite ridicule quoique encor touchant lorsqu’il veut reproduire à l’identique la scène mythique de La Mort aux Trousses (1959) ; il finira sinistre, à répéter tout seul Le Parrain II (1974) avachi devant la télévision – la rediffusion comme anéantissement de la projection. Si les films de cette époque, selon Daney, ont le cinéma comme toile de fond, Kusturica aura fait de Gallo l’incarnation pathologique de ce néo-cinéma. Car comment habiter ce territoire et l’écran, quand le rêve-cinéma a déjà tout remodelé, quand les aînés contaminent le présent ? Autant voler, semble dire Depp… mais le vol comme le rêve sont des fuites, et Kustu est trop lucide pour ne pas être cruel : dès l’instant où l’envol a lieu, la Terre (zone de Taylor) dans un crash ramène à elle Depp/Dunaway : le miroir du rêve s’ouvre dans la seconde partie, et abondent cauchemars, névroses et suicides.

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Cette entreprise de funérailles ou de sape du rêve, convoque donc tous les films possibles, de Keaton à Cimino, mais au-delà du cinéma, les fondements de l’idée d’Amérique : Christophe Colomb est plusieurs fois cité, on devine aussi Kerouac, ses paysages de désolation, ses cimetières de bagnoles qui discutent avec un espace toujours métaphysique. Le film ressemble à ces apocalypses faites chansons du Dylan période électrique, où Cendrillon prend les poses de Bette Davis et le Captain Arab emmène le Mayflower chez les fous : le rêve s’achève, il faut donc que son origine vienne répéter sa fin, mélanger la nation entière et ses fantômes, dans un précipité surréaliste : le soir d’un anniversaire qui devient le climax du film, sous le grand arbre du foyer, la fêtée joue, les yeux bandés, à défoncer la piñata – à savoir un cowboy sur son cheval, mythe cinématographique originel à pulvériser comme une coquille, avant d’empoigner enfin le revolver, vrai cœur de cette mythologie, et élément narratif explicite.

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Kusturica réussit largement ce qui pouvait paraître périlleux : mettre son style ample et poétique à la mesure de l’identité et du territoire américains. Sans les laisser dévorer son récit : Arizona est rarement un film des grands espaces. S’il les dessine, c’est surtout pour que les Cadillac ou les avions bricolés y paraissent d’autant plus dérisoires. A l’inverse, s’il lance une promesse de road-movie, elle tombe vite pour le drame domestique. Comme dans Papa est en voyage d’Affaires (1985) on habite vraiment chez Dunaway, et si le film déborde de ses dispositifs – les films de Kusturica débordent toujours de tout ce qu’ils entreprennent – il reste un drame familial, sinon un huis-clos, du moins un film du campement (comme le Temps des Gitans (1987) et Chat Noir, Chat Blanc (1999) : une maison, un grand arbre, deux femmes et un paumé, sont l’épicentre du récit mythologique :

Les plus grands théâtres de la vie sont les maisons : à l’origine des cavernes, aujourd’hui des gratte-ciel ou des propriétés. Là se crée l’histoire des hommes, le drame familial, y compris dans la tête des sans-logis.1

L’Amérique ne dévore donc pas Kusturica, bien au contraire, il la regarde en face et la plie vite à ses marottes. Les détracteurs de son style pourront d’ailleurs aisément y dresser le catalogue facile de son cinéma : métaphores animales incongrues, accordéon, vol des acteurs, des poissons, – vol des ballons, vol de tout ; suicide, pendaison ratée, châle de mariée dans le vent, cacophonie burlesque héritée d’Amarcord (1973). Il y a néanmoins cette capacité sans équivalent à créer des images inédites, et encore mieux, à créer des séquences, c’est-à-dire du temps : terrifiante scène de retrouvailles entre Depp et Dunaway, droit sortie d’un Cassavetes et qui n’en finit plus de les voir lutter ; l’anniversaire de fin, brillant, festif et tragique ; les préparatifs du mariage, filmés courte focale, avec tout un mauvais goût « dixie » dans la profondeur de champ. Il y a aussi cette chaleur, qui le fait aimer presque tout ce qu’il filme : son humanisme vient de Buñuel, de Fellini : cruel mais jamais mesquin, même envers ceux qui remportent moins son adhésion, car ils ont la qualité dernière de s’être trouvé un rêve, et de s’y protéger – il leur donnera à tous la chance de l’affronter. Dans la fête désespérée qui est la sienne, même les emmerdeurs ont le droit de s’asseoir.

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Film au développement chaotique, film du rêve qui fout le camp (derrière l’Amérique, cherchez la Yougoslavie du père, effondrée et en proie au carnage), – film de la dépression, Arizona Dream nous invite à tout lui pardonner, en même temps qu’il montre d’évidentes limites – qui se préciseront dans les films suivants : le style de Kusturica est celui du débordement, du carnaval… et parfois de la kermesse. Il est fin, mais jamais subtil, voire littéral et didactique (orage à chaque catastrophe, citation au Magicien d’Oz évidente mais explicitée quand même par Gallo, évocation poétique soulignée par la voix-off ou le dialogue) ; de même il ose toutes les images, n’a jamais peur du toc ou de l’artificiel – mais à vouloir faire voler le monde entier sous un déluge de symboles, il sombre ponctuellement dans la pantalonnade – et ce jusqu’au malaise… Le premier dîner entre Dunaway, Lily Taylor, Depp et Gallo oscille entre des trouvailles typiques de Kustu – la tortue qui ne cesse de marcher vers Depp, motif des pulsions amoureuses et suicidaires de la jeune – et gigotassions de vaudeville : pendant que la suicidaire rate sa pendaison en oscillant comme un yoyo au bout de sa corde, chacun se met à gueuler dans son coin, les acteurs tombent des chaises, les décors s’effondrent et la musique tonitrue. Esthétique des années 90 ? Il est vrai que le dialogue cacophonique (Coen, Tarantino) et les gigotassions outrées (Gilliam) font partie aussi du malaise des Américains durant la période. En être épuisé est presque la preuve d’une bonne santé. Le film joue d’ailleurs un peu au petit fou : aussi touchantes soient-elles, les séquences de rêve en Alaska qui ponctuent le film ont des airs d’hétérogreffe, et si l’on pardonne aisément les effets visuels caducs, Lewis et Depp attifés en Inuits, une fois l’odeur de « film déjanté » estompée, demeure un grand moment de ridicule…

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C’est finalement par les effets de manche qui l’ont rendu célèbre et transformé en objet de culte, qu’Arizona Dream a le plus vieilli. Quand il se fixe à son récit, tient légèrement la bride à sa direction d’acteur, le film demeure une des pierres angulaires du cinéma américain des années 90, voire même les meilleurs rôles de tout son casting. Il rappelle même que Johnny fut un jour un acteur profond, et non seulement un cabotin sexy. Il rappelle surtout que Kusturica fut l’un des derniers grands créateurs de personnages, d’images et de séquences du cinéma d’auteur, et qu’il connut, un temps, cet algèbre secret qui unit la critique et le public dans un même cri de joie – peut-être parce que son regard demeura longtemps du côté des enfants (le second plan du film) ?… Nul doute que les laudateurs d’hier en viendront à questionner jusqu’aux qualités techniques et humaines de son cinéma (la peine rétro-active est la plus méchante)2. La force d’Arizona Dream, c’est qu’en quelques plans, la politique et la morale s’évanouissent au profit de l’émerveillement.

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1 KUSTURICA Emir, Où suis-je dans cette histoire ?, JC Lattès, p. 361. Nous conseillons la lecture de ce livre à tous ceux qui voudraient comprendre les positions plus que complexes d’Emir à l’égard de la Yougoslavie.
2 Un court article qui déshonore ses auteurs – dont un critique reconnu – montre déjà que les chiens sont lâchés.

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A propos de Timothée FAUQUE

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