Le Renne Blanc rappelle parfois d’autres magies, d’autres sorcelleries, d’autres cérémonies incantatoires, d’essence chamanique. On pense parfois au paganisme qui émane des contes japonais, et dans leur adaptation cinématographique, des Contes de La lune Vague après la pluie de Mizoguchi ou à Kwaidan de Kobayashi en passant par Princesse Mononoke et sa vieille sorcière voyante, lisant le destin dans les osselets. « Authenticité », tel est peut-être le mot qui serait le plus à même de définir l’intérêt de cette œuvre qui procure la sensation inédite de l’ailleurs, tout en incitant à la relier à d’autres légendes, d’autres mythologies. On se souviendra par exemple de la manière dont Alexandre Ptuchko s’attaquait au merveilleux naïf russe avec cette narration propre au conte. Le Renne blanc appartient plus particulièrement à la veine du bestiaire fantastique qui frappe à travers le monde les héroïnes du sceau de la dualité, en les contraignant à cacher leur lourd secret à leurs conjoints lorsqu’elles se transforment la nuit en grue blanche, en poisson, en louve ou en blanche biche. Il s’agit donc ici d’une jeune femme victime d’une malédiction, condamnée à se métamorphoser en renne blanc et en créature vampire chaque nuit et à se repaître du sang des hommes jusqu’à ce qu’elle puisse enfin trouver la libération. En guise de scène d’exposition une chanson traditionnelle sami sur des images muettes vient psalmodier le triste sort de l’héroïne dès sa naissance, avant que les personnages ne fassent véritablement leur entrée, répondant plus à des types qu’à des constructions psychologiques réalistes, illustrant ainsi la symbolique du destin. Le Renne blanc adopte la mécanique classique du conte, avec ses étapes essentielles – Rencontre, mariage, vie du couple – puis la gradation et la répétition, de la découverte du Mal avec la rencontre du chamane jusqu’aux nuits de métamorphose qui enchatonnent avant que le village ne soit inquiété.
Si le renne blanc incarne bien la part animale qui se cache dans les profondeurs de la psyché, il n’en introduit pas moins une étrange ambiguïté des valeurs, le blanc restant indéniablement le signe de la pureté, mais également celui d’une liberté confondue à la nature meurtrière de la créature : sauvage et libre, ce qui s’oppose à la symbolique vampirique anglo-saxonne dans laquelle domine le noir. A travers son beau portrait féminin, Le Renne blanc peut également se lire en filigrane comme l’évocation tragique d’un destin de femme condamnée à vivre dans l’état perpétuel d’attente de son mari chasseur, chaque jour ressemblant à l’autre, et cet état de frustration se manifestant progressivement par le réveil de sa part pulsionnel, primitive. En se donnant pour mission la mort du Renne blanc, les chasseurs doivent en quelque sorte anéantir une indépendance, une différence devenue à la fois dangereuse et trop visible. En outre, Le Renne blanc présente un pays en pleine mutation dans lequel les religions chamaniques ont cédé la place au christianisme, le mal de l’héroïne devenant en quelque sorte l’incarnation d’un douloureux tiraillement entre deux spiritualités, l’une agonisant, l’autre s’installant. La scène dans l’église est à cet égard symptomatique d’une jeune femme qui étouffe dans cette nouvelle configuration dogmatique.
Au-delà de son aspect purement poétique, par le biais du conte, c’est la voix anonyme qui s’exprime, celle du peuple, l’expression des préoccupations quotidiennes d’une population rurale, métamorphosant de manière métaphorique par le biais du surnaturel la rudesse des vies. Le conte constitue bien un splendide espace pour évoquer à mots couverts les douleurs humaines, et devient l’un des meilleurs vestiges de modes de vie révolus, le meilleur témoignage historique et ethnologique qui soit. Le conte est une trace, l’empreinte éternelle de vies disparues. Le Renne blanc constitue la superbe preuve que le conte en dit toujours bien plus que le conte.
Le Renne Blanc (Finlande, 1952) de Erik Blomberg, avec : Mirjami Kuosmanen, Kalervo Nissila, Ake Lundman
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