Dans les diverses interviews qu’il a accordées, Fritz Lang n’hésite pas à qualifier La Rue rouge comme étant un de ses films préférés, sinon son préféré. Ces propos peuvent paraître étranges au regard d’une œuvre souvent considérée comme mineure comparée à certaines réussites absolues au sein de sa filmographie américaine débutée en 1936 avec le magnifique Fury. Il est impossible d’évoquer le film sans le relier à son film jumeau, La Femme au portrait, réalisé un an avant en 1944 ; les analogies sont nombreuses tant au niveau de la narration, de la forme que de la production. Le même trio d’acteurs – Edward G. Robinson, Joan Bennet et Dan Kuryea – est présent au générique, ainsi que le chef opérateur Milton Krasner et le producteur Walter Wanger. Plus troublant, les sujets des deux films se répondent étrangement, misant sur une trame similaire, avec au cœur du récit l’importance de la peinture à travers les tableaux. Si La Femme au portrait se rattache davantage au film noir empreint de psychanalyse autour des rêves, La Rue rouge s’inscrit dans un univers plus réaliste, plus proche du mélodrame social. Plus qu’une nouvelle adaptation du roman de George de La Fouchardière, il s’affiche comme un remake officiel de La Chienne de Jean Renoir, reprenant quasiment la même structure narrative, les changements étant opérés à un niveau plus subtil, plus ténu.
Christopher Cross, employé comme caissier, se réfugie, en tant qu’amateur, dans la peinture. Il est marié à une femme acariâtre, Adèle, qu’il n’aime pas. Cette existence morose et sans réelle perspective le désole, subissant même le mépris de son entourage. Quand on croit toucher le fond, le pire peut encore arriver. Un soir, il pense sauver une jeune femme, Kitty, d’une agression alors qu’il s’agit d’une simple dispute avec son amant. Se liant d’amitié avec elle, il finit par tomber amoureux, devenant ainsi la victime de Katty et de son amant qui vont profiter de lui. Personnage veule, un peu lâche et désabusé, Chris n’est pas non plus tout blanc. Pour séduire la jeune femme, il feint d’être un peintre célèbre. Son mensonge masque un manque de confiance, une absence d’estime de soi qui le mènera à sa perte. Hasard des calendriers, le film ressort en même temps que trois autres films noirs, dont L’Emprise de John Cormwell, adaptation d’un ouvrage de Somerset Maugham, qui aborde un sujet identique sous un angle différent, celui fidèle au titre de l’emprise.
Démarrant -presque – comme une farce ironique dépeignant une galerie de personnages repoussants, croqués avec férocité par un cinéaste plus agressif que jamais, dans un esprit plus porche de Julien Duvier que de Jean Renoir finalement, La Rue rouge abandonne progressivement son humour cynique, déjouant les attentes des spectateurs confortablement installés dans un jeu de massacre, pour se transformer en un véritable mélo bouleversant, la tragédie d’un homme ridicule qui va tout perdre pour les beaux yeux de Kittie (sublime Joan Bennett), incarnant moins une femme fatale machiavélique, qu’une fille écervelée qui ne se rend pas toujours compte de ce qu’elle entreprend. Si le portrait sans nuance d’Adèle, la compagne de Chris, dépeint comme une insupportable mégère, affiche une misogynie datée, en revanche, le regard porté sur Kittie par le cinéaste est beaucoup plus complexe et nuancé. Tout comme le pauvre peintre du dimanche, elle aussi est amoureuse, mais de la bonne personne, de son amant, petit escroc sans envergure mais inquiétant grâce à la performance impeccable de Dan Kuryea, qui n’en finit pas de jouer les méchants. Elle est tout aussi manipulée que Chris, exposée malgré elle à un jeu dangereux. Plus le film avance vers sa conclusion inéluctable, plus le personnage pathétique de Chris, pris dans une spirale d’autodestruction, devient touchant. Si Jean Renoir esquive le tragique par une vision relativiste du monde sur le mode « rien n’est réellement grave au fond », Fritz Lang, fidèle à ses obsessions, interroge la notion de culpabilité dans une sarabande cruelle de simulacres où la vérité ne cesse de se dérober derrière une succession de mensonges. Le journaliste dans le train affirme le fond de la pensée de Fritz Lang : « Un tueur ne s’en tire jamais ». Personne n’échappe à la justice… « On a tous un tribunal en nous. » Évidemment, la justice évoquée n’est pas celle des institutions, mais celle qui ronge intérieurement l’individu, l’empêche d’avancer. Un crime impuni ne l’est jamais réellement pour Lang, artiste plus désespéré que moraliste au fond. N’oublions pas que Lang fut accusé du meurtre de sa première femme dans des circonstances étranges, ce qui accentue l’ambiguïté du film.
Baignant dans une atmosphère désenchantée et cruelle, accentuée par une mise en scène épurée et frontale, loin des frasques post-expressionnistes de ses films allemands, filmant des décors ternes et sans attrait dans une lumière crue (pour les intérieurs, des appartements sordides), La Rue rouge mérite d’être redécouvert, s’imposant comme une œuvre majeure, dépassant le stade de la simple commande.
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