Sur les écrans, cette semaine, un film absolument remarquable sur la Résistance italienne durant la Seconde Guerre mondiale, jusqu’ici peu connu au-delà d’un cercle restreint de cinéphiles. Il date de 1963 et a été réalisé par Gianfranco De Bosio. Il est restauré en 4K.

Gianfranco De Bosio (1924 – 2022) a fait partie du Comité de Libération Nationale. Plus précisément de la section de Vérone – en Vénétie -, sa ville natale.
Le CLN regroupait différents partis politiques s’efforçant de s’unir pour mettre fin au fascisme et à l’occupation allemande. Il a été constitué au moment où le pouvoir italien annonce, le 8 septembre 1943, l’armistice signé avec les Alliés le 3 septembre. À cette date, c’est le Maréchal Badoglio qui est président du Conseil des Ministres, Benito Mussolini ayant été démis de ses fonctions par le Roi et incarcéré en juillet 1943. Le 9 septembre, le Roi, Badoglio et leur entourage quittent Rome. Ils s’installent à Brindisi, au Sud, dans une partie du territoire déjà occupée-libérée par les Alliés.
Les Allemands, qui renforcent leur présence en Italie après la signature de l’armistice sus-évoqué, libèrent Mussolini le 12 septembre. Un état fasciste est restauré par les nazis : la République Sociale Italienne. Mussolini est placé à sa tête. L’administration s’installe principalement à Salò, en Lombardie, tout au nord de la Péninsule. Le 13 octobre, l’Italie de Badoglio déclare la Guerre à l’Allemagne.
Rome, ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini est l’un des plus célèbres films qui évoquent le CLN. Lorsque le Major Bergmann, de la Gestapo, interroge l’« ingénieur » communiste Giorgio Manfredi , il lui dit savoir qu’il est « l’un des chefs du Comité de Libération Nationale » et qu’il est en contact avec le « Centre Militaire badoglianiste ».

Après la guerre, Gianfranco De Bosio se consacre au théâtre – direction de compagnies, mise en scène – et réalise quelques films – deux pour le cinéma et plusieurs autres pour la télévision. Le Terroriste est son tout premier.
Il en a écrit le scénario et les dialogues avec un dramaturge et metteur en scène de théâtre fameux en Italie : Luigi Squarzina. Les deux hommes sont influencés, entre autres, par Brecht. Un forme de distanciation se ressent dans Le Terroriste. Ce serait d’ailleurs en voyant la mise en scène de La Résistible Ascension d’Arturo Ui par De Bosio à Turin, en 1961, que le scénariste et critique Tullio Kezich propose à celui-ci de réaliser un film pour la maison de production qu’il a co-fondée entre autres avec le cinéaste Ermanno Olmi : la « 22 Dicembre » (1).

Renato Braschi (Gian Maria Volonte)

Le récit se déroule à Venise en hiver 1943. La Cité des Doges est encore occupée par les Allemands. Les Alliés sont « bloqués à 200 km de Rome ». Entre janvier et mai 1944, ils seront empêtrés dans les batailles de Monte Cassino et la capitale ne sera libérée qu’en juin.
Des attentats sont menés contre l’ennemi par un groupe de partisans composé de Rodolfo, Oscar et Danilo et de celui qui les dirige, Renato Braschi (Gian Maria Volonté), un universitaire appelé « l’ingénieur », originaire de Padoue (2). Ces hommes forment un GAP. Les GAP sont les Groupes d’Action Patriotique issus des Brigades Garibaldi et formés à l’initiative du Parti Communiste Italien à la fin du mois de septembre 1943.
Ces combattants et leurs méthodes posent problème au CLN, à ceux qui représentent les différents partis le composant. Ces partis sont la Démocratie Chrétienne, le Parti Libéral, le Parti Communiste, le Parti d’Action. Le lecteur se reportera à la légende de la photo de groupe publiée ici pour mieux identifier les personnages.

De gauche à droite : le représentant de la Démocratie-Chrétienne, celui du Parti Libéral, celui du Parti d’Action, celui du Parti Socialiste et celui du Parti Communiste.

Plusieurs moments du film sont consacrés à des discussions entre les membres du CLN. Elles concernent des questions politiques et les stratégies de chacun en matière de résistance. Les avis divergent, il y a des confrontations et des évolutions de points de vue. Les partis conservateurs sont plutôt hostiles aux actions menées par Renato. Le représentant du Parti Libéral dit accepter les sabotages, mais pas les attentats qui font des victimes dans la population civile, et donnent lieu à de lourdes représailles de la part des Allemands et des fascistes – des exécutions de citoyens italiens pris en otage. Il juge les auteurs de ces attentats irresponsables, les qualifie de « terroristes ». Il souhaite que Renato soit mis hors d’état de nuire. Sa position est globalement attentiste : il préfère que les Italiens attendent l’arrivée libératrice des Alliés. Les partis de gauche sont plus favorables à l’action des gappistes, refusant de les qualifier de « terroristes », même si c’est parfois avec des nuances et avec des prises de distance obéissant à des stratégies particulières. Le Parti d’Action soutient l’ingénieur qui est issu de ses rangs.
Ces séquences qui sont parfois longues, avec des échanges rapides, une dialectique assez complexe, pourront dérouter certains spectateurs, notamment ceux qui connaissent mal l’Histoire et la Politique italiennes, leurs spécificités – d’où nos explications dans le présent article. Elles sont pourtant passionnantes, subtiles et le cinéaste fait preuve de pédagogie. Les personnages sont souvent assis, c’est la caméra et le montage qui créent une dynamique visuelle constante, qui concrétisent en quelque sorte la circulation de la parole.

Les résistants italiens Oscar, Danilo et Rodolpho habillés en soldats allemands pour commettre un attentat.

Une autre partie du film est centrée sur Renato et sur les attentats que celui-ci prépare et exécute avec ou sans ses complices. Beaucoup de séquences se déroulent en extérieur. La manière dont De Bosio filme Venise est frappante. La ville est grise, comme saisie par l’effroi et un froid hivernal. Sa dimension labyrinthique est parfaitement restituée. Les habitants sont rares, peu visibles. Le caractère désertique de la Cité traduit la solitude profonde du protagoniste et de ceux qu’il représente.
Les actions des partisans n’ont rien de spectaculaire du point de vue de la mise en scène et de la mise en forme filmique. On sent pourtant le danger. Il est palpable. La tension est forte. La peur se lit sur les visages des combattants. De façon très humaine, Rodolfo et Danilo parlent d’ailleurs de leurs ressentis à Renato.

Renato est un personnage taciturne et solitaire – il s’isole dans la lutte clandestine et est rejeté par ceux qui voient son combat d’un œil critique. Dans la façon dont il est représenté par De Bosio, il n’a rien d’un héros exalté et absolument irréprochable. Le cinéaste a affirmé, à ce propos, être, d’une manière générale, contre tout « héros positif » (3). On pourra parler, selon la formule consacrée, d’anti-héros. Renato se dit être un combattant déterminé, mais qui agit avec raison, avec « prudence » et « minutie ». Dans une scène émouvante – dénuée cependant de tout sentimentalisme – où il rencontre en secret son épouse Anna (Anouk Aimée), il a l’occasion d’évoquer de son combat, de faire part de ses doutes. Il affirme notamment vouloir rester lucide, espérant ne pas devenir un « fanatique ».

Renato Braschi et sa femme (Anouk Aimée)

Dans son tout récent article du Monde, Mathieu Macheret cite des paroles de Renato : « Dans vingt ou trente ans, quand tout cela sera fini, y aura-t-il de nouveau une période dans laquelle les gens se laisseront endormir, anesthésier par un peu de paix et d’abondance ? Et peut-être que, pour des raisons matérielles, on acceptera de tout perdre à nouveau ». Le critique a raison de préciser que le discours du résistant concerne le présent de la réalisation du film et est donc, en quelque sorte, assumé par le cinéaste : « Allusion à peine voilée à l’Italie du miracle économique qui aura définitivement liquidé le programme de la Résistance » (4).
Pour notre part, nous avons été interpelé par les interrogations des politiciens du CLN sur la lettre P de l’acronyme GAP. L’un d’entre eux y voit l’initiale de l’adjectif « Partisane », un autre de « Prolétaire ». Le représentant du Parti Communiste de préciser alors : « Patriotique ». Plusieurs d’entre eux semblent donc découvrir ce groupe, mais il est possible que De Bosio en profite pour décliner un certain nombre de qualificatifs possibles, peut-être adéquats. Nous avons tout de suite pensé aux années d’après-guerre, quand des groupes d’extrême gauche ont choisi des noms rappelant les GAP de la période que nous évoquons ici. Dans les années cinquante, les GAAP sont les Groupes Anarchistes d’Action Prolétarienne. Il y a eu aussi, même si c’est dans les années 70, certes donc après la réalisation du Terroriste – les Groupes d’Action Partisane (5).
Les points de vue défendus par les membres du CLN ont une dimension avant tout politique. De Bosio entend montrer que la lutte armée pose également et légitimement des problèmes d’ordre moral. Une scène entre un prêtre, qui connaît les gappistes, et l’un de ceux-ci, Rodolfo, est de ce point de vue, importante. Si l’ecclésiastique n’est pas présenté sous un jour très favorable, son interlocuteur a la possibilité d’exprimer sa volonté d’arrêter le combat tel que l’envisage Renato. Il se dit croyant et souffre de ce que les attentats fassent des victimes civiles.

Avec Le Terroriste, De Bosio a réussi pleinement, avec une grande dignité, son projet : celui de faire, à propos de la résistance à l’oppression, « un film de réflexion idéologique et morale », visant à « pousser le public vers une analyse concrète des problèmes » (6). Il offre, par ailleurs, une oeuvre à la sombre puissance esthétique.

Des fascistes exécutant des otages.

Notes :

1) Cf., à ce propos, l’ « Entretien avec Gianfranco De Bosio, par Jean-Louis Comolli », in Cahiers du Cinéma, n°164, mars 65.
* De Bosio a revendiqué très explicitement son approche brechtienne : Le Terroriste « a été pensé non dans une perspective narrative mais dans une perspective dialectique, pour provoquer une réflexion, une discussion du public ». Cf. « Pour provoquer une réflexion », Jeune Cinéma, n°1, sept-oct 1964.

2) La figure de Renato Braschi est inspirée de plusieurs personnages réels.
* Stefano De Bosio, fils de Gianfranco, mentionne le nom d’Otello Pighin, « ancien officier de l’Armée du Roi », aux ordres duquel son père aurait servi au sein du GAP de Padoue [Cf. son texte publié dans le Dossier de Presse]. À noter que le second prénom de Pighin était Renato.
* Gianfranco De Bosio a, pour sa part, souligné également l’importance qu’a eue pour lui le représentant communiste du CLN de Vérone : Idelmo Mercandino. Un résistant qui a participé à la Guerre d’Espagne dans les Brigades Internationales. D’ailleurs, dans le film, Renato a en sa possession un fascicule dont le titre est Oggi in Spagna, domani in Italia [Aujourd’hui en Espagne, demain en Italie]. C’est une référence explicite à un discours de Carlo Rosselli datant de novembre 1936. Rosselli était un antifasciste, co-fondateur du mouvement Justice et Liberté. Il fut assassiné par les fascistes à Paris en 1937, mais plusieurs membres de Justice et Liberté intégrèrent le Parti d’Action, à sa fondation, en 1942. Cf. « L’intervista : Gianfranco De Bosio ricorda Volonté », Mirko, Maggio 12, 2019. https://www.mirkocapozzoli.it/gianfranco-de-bosio-ricorda-volonte/

3) « Je suis contre le « héros positif » – Entretien avec Gianfranco De Bosio ». Propos recueillis par Marcel Martin, in Les Lettres françaises, 6 juin 1964.

4) « Le Terroriste, grand film politique sur la résistance italienne », Le Monde, 27 novembre 2024
https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/11/27/le-terroriste-grand-film-politique-sur-la-resistance-italienne_6416849_3246.html

5) Dans un texte intitulé « De la résistance à l’antifascisme : la génération de 1960 », Jean A. Gili distingue les films de l’immédiat après-guerre et ceux de la toute fin des années des années 50 et du début des années 60. Avec ceux-ci, le « ton change ». On n’est plus dans la « commémoration » et l’idéalisation [et, aussi réussi fut-il, Rome ville ouverte y participait], et « aux approches sentimentales ou purement descriptives succèdent les réflexions critiques et le désir d’appréciation objective ». De Bosio, avec Le Terroriste, montre « les contradictions existant entre les représentants des partis politiques » et fait « appel à la réflexion en considérant la résistance comme un phénomène actuel, non figé, susceptible d’apporter à l’intelligence politique du public une matière à interrogation sur le temps présent ». Et Gili d’évoquer, à propos de ce temps présent, « le fascisme en chemises blanches ».
Le texte de Gili est publié dans Fascisme et résistance dans le cinéma italien (1922-1968), Études Cinématographique n° 82-83, Lettres Modernes – Minard, Paris, 1970.

6) Cf. la note 3.



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