Et si Jours d’amour vous était conté…

(Ce texte est avec spoilers)

Au regard de films dramatiques ou tragiques comme Chasse tragique (1947), Riz amer (1949), Pâques sanglantes (1950), Jours d’amour apparaît comme une œuvre relativement mineure de Giuseppe De Santis, l’un des cinéastes néo-réalistes les plus importants avec Luchino Visconti, Roberto Rossellini et Vittorio De Sica. C’est une comédie légère d’où le discours social, idéologique, politique paraît absent. Où la réalité douloureuse de l’Italie de l’après-guerre ne semble pas vouloir montrer son vrai visage. Jours d’amour pourrait appartenir à cette évolution ou involution, suivant les avis, du Néo-réalisme dans les années cinquante. « Néo-réalisme rose », selon la formule des uns. « Second néo-réalisme », selon la formule d’autres.

Pourtant, Jours d’amour est attachant, drôle, beau ; et digne d’intérêt à plus d’un titre.

C’est la première fois que Giuseppe De Santis tourne un film en couleurs. À partir de 1952-53, le cinéma en couleurs connaît une forte expansion avec la possibilité d’utiliser le système monopack, plus facile d’emploi et moins onéreux que le système à trois bandes de Technicolor Le metteur en scène s’est soucié de la teinte des costumes et décors, du rendu des paysages, de leur restitution à l’image. Il s’est adjoint l’aide d’un peintre, Domenico Purificato, pour mener à bien son projet. Purificato, artiste polyvalent qui s’est intéressé de près au 7e art – il a collaboré à l’aventure de la revue Cinema, dans laquelle De Santis a justement écrit, et notamment pour défendre une représentation authentique du paysage italien (1941) -, s’est orienté vers le Néo-réalisme dans l’après-guerre. Natif de Fondi, une ville du sud du Latium, il a réalisé de belles peintures des paysages et des habitants de cette région *.
Giuseppe De Santis tourne Jours d’amour sur sa terre natale qui est Fondi, justement. Il veut représenter authentiquement la vie, le travail, les mœurs de la population locale. Il s’est adjoint également l’aide d’un futur cinéaste, Elio Petri, qui va non seulement être son assistant-réalisateur sur le tournage, mais qui a réalisé, en amont, une enquête sur ce qui constitue le fond de la trame narrative du film : la difficulté à se marier dans l’Italie des années cinquante. Elio Petri avait déjà travaillé avec le cinéaste, en 1951, en réalisant un dossier pour Onze heures sonnaient.

© 1954 SURF FILM. Tous droits réservés.

Quand le film commence, Pasquale Droppio, le protagoniste masculin incarné par Marcello Mastroianni, arpente un fossé. Il en mesure la longueur. Le fossé appartient, en deux parties, à deux familles qui sont aux prises l’une avec l’autre. Il symbolise la frontière qui sépare celles-ci, mais aussi ce qu’elles partagent, ces deux lignées de pauvres gens. Pasquale appartient à l’une d’entre elles. L’élue de son cœur, Angela Cafalla, incarnée par Marina Vlady, appartient à l’autre. Les deux amoureux rêvent de se marier. Ce ne sera pas chose aisée, même si les parents sont d’accord sur le principe. Le générique a d’ailleurs rendu hommage à ces amoureux d’Italie qui parviennent, à force de persévérance, à s’unir après avoir surmonté les épreuves, les préjugés, les tabous.

Une fois le mariage célébré, ce fossé qu’arpente Pasquale devrait pouvoir être comblé et permettre aux jeunes époux de cultiver des oranges, ici fruit de concorde. Ce don doré et odorant de la nature, l’orange, mais aussi la fleur d’oranger qui en annonce la naissance, peut être opposé aux cactacées qui occupent le paysage et qui apparaissent très visibles dans certains plans. Symboles, eux, du chemin épineux vers l’union sacrée.

Si les Droppio et les Cafalla acceptent le principe d’un mariage entre Pasquale et Angela, elles s’affrontent sur le terrain des dépenses à engager. Les deux amoureux se désespèrent en voyant leurs familles s’opposer et en comprenant qu’un mariage avec son cérémonial coûte cher, très cher, trop cher.
Le mariage coûterait tant qu’il doit être remis à plus tard, à l’année d’après. Et ce n’est d’ailleurs pas la première année qu’il est ajourné. Alors l’idée d’une fugue jaillit dans l’esprit de Pasquale. Les amoureux s’enfuiront comme si leurs familles n’acceptaient pas le mariage. Il s’agira de faire croire que Pasquale a enlevé la jeune fille. Les Droppio et les Cafalla simuleront une dispute, manifesteront théâtralement leur désaccord. Quand les fuyards reviendront, l’union charnelle étant censée avoir eu lieu, le mariage sera une obligation. Il sera célébré rapidement, comme pour régulariser à la hâte une situation problématique et sans le cérémonial coûteux.

Le film est clairement construit en deux parties. La première concerne le projet de noces. La seconde concerne l’escapade.

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Dans la première partie, on calcule, on enquête. Combien coûteront les épousailles ? Est-il possible d’en assumer les dépenses ? On se renvoie la balle : C’est vous qui paierez ça… Non c’est vous. On rappelle aussi que celui qui apporte le plus, dans un couple, a un ascendant sur l’autre.
Au travail, après le travail, au village où les Droppio et les Cafalla habitent, on parle de ce fameux conjugo. On discute en famille et les deux familles discutent entre elles. Puis on s’enquiert, sur le terrain pourrait-on dire, dans les magasins, sur les marchés, auprès du curé… Les familles donneront-elles aux jeunes mariés le fossé ? Qui paiera les plants d’orangers ? De l’argent liquide sera-t-il donné en plus ? Comment seront obtenus, payés les anneaux, les habits de fête, les dragées, la cérémonie religieuse, le buffet, le voyage de noces ? Combien coûtent-ils ? Peut-on payer moins ? Que peut-on sacrifier du rite, de la fête ?

Le comique des situations vient ici de ce que les Droppio et les Cafalla essayent toujours de faire baisser les prix de tout et, surtout, de ce que, pour éviter de faire jaser, de montrer qu’on agit comme un pingre, on s’informe, mais pas pour soi, pour venir en aide à un parent, un ami… Cette façon de se cacher des autres va, à ce moment du récit, à l’encontre de certaines scènes où, au contraire, les amis, les collègues de travail, savent très bien de quoi il est question, donnent leur avis. Une scène de ramassage de pastèques montre Pasquale et Angela parler avec leurs collègues de l’un des aspects du mariage et de ses dépenses. C’est une scène chorale comme il y en a tant dans le cinéma de De Santis.

Le retour au village, au tout début du film, après les premières scènes se déroulant dans les champs, aux abords du fossé qu’arpente Pasquale, est intéressant. Car, au moment où le protagoniste arrive, des villageois discutent de la fuite de deux amoureux dont les parents ne voulaient pas entendre parler de mariage. Du point de vue de l’économie narrative, ce qui va se produire plus tard concernant les deux héros est indirectement annoncé pour le spectateur. Il est suggéré que l’idée de la fugue a peut-être commencé à germer dans l’esprit de Pasquale dès ce moment-là. Et qu’il s’agit là d’un phénomène de société.

Au village, les habitations des Droppio et des Cafalla se font face. Les membres de ces deux familles peuvent se parler, s’apostropher d’un pas de porte à un autre, d’un balcon à un autre. Les deux habitations se font face comme, dans la campagne, les champs des deux familles se font face. Jours d’amour est une fable.

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Les deux familles se réuniront dans l’habitation de l’une d’elles et décideront, on l’a dit, que finalement le mariage est encore trop cher cette année. Il faut remettre à l’année d’après, continuer à travailler, à économiser.
C’est donc à ce moment-là que la seconde partie du film est enclenchée, que la mise en scène de la fugue est envisagée. De balcon à balcon, après le départ des amoureux, les Droppio et les Cafalla vont se disputer. Se disputer pour les autres. Le fils Pasquale aurait donc enlevé Angela. On feint de s’insulter, de s’accuser mutuellement d’être à l’origine du problème. La situation conflictuelle mise en place est théâtrale puisqu’il s’agit de jouer afin de tromper l’opinion publique et sauver la face – on ne fait pas un mariage suivant les règles puisque les règles ont été bafouées. La topographie fait du village un espace restreint où la comédie se donne. Dans la rue, dans les échoppes, tout le monde entend et peut entendre la joute familiale qui a lieu de balcon à balcon. À la fenêtre avec balcon de chacune des deux familles, il y a une sorte de store qui est levé lorsque le moment est venu de s’apostropher, qui est baissé lorsque l’on n’a plus rien à dire ou lorsqu’il faut cacher ce qui se passe, souvent la panique, dans l’un des appartements. Sur le rideau de la famille Droppio est dessiné artistiquement un marin. Sur le rideau de la famille Cafalla est dessinée artistiquement la figure d’une sirène. Le second degré du spectacle cinématographique se pare des atours de la Commedia dell’arte.

Ce n’est pas un hasard si, au début de Jours d’amour, alors que Pasquale mesure la longueur du fossé, Angela le serine pour qu’ils aillent au cinéma. Le cinéma est cet univers de liberté que ne connaîtront peut-être plus les jeunes amoureux une fois mariés, mais c’est aussi cette annonce du spectacle-dans-le-spectacle auquel  nous allons assister dans la suite du récit.
Et ce n’est peut être pas un hasard si, dans le premier plan du film, Angela, qui bat des épis de maïs, s’amuse avec des enfants en faisant croire qu’elle les bâts, en faisant croire que ce sont eux qu’elle bât. C’est la façon dont elle est cadrée, par un plan rapproché, qui donne un instant au spectateur l’illusion qu’elle frappe réellement des enfants dont on entendrait, dont on entend les cris hors-champ. D’emblée, la représentation cinématographique joue de ses potentialités grâce à l’art de De Santis.

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Venons-en précisément à l’escapade de Pasquale et Angela en elle-même. Elle se fait à vélo… influence néo-réaliste aidant probablement. Elle est difficile, semée d’embûches et de conflits. Des villageois excités volent les provisions de Pasquale. Un propriétaire tire avec son fusil sur les deux protagonistes qui s’étaient arrêtés pour cueillir quelques fleurs d’oranger et en faire une couronne pour la promise.

Pasquale et Angela veulent passer la nuit dans la cabane de l’une de leurs familles, dans un champ proche du fossé. Là, Pasquale souhaiterait que ce soit une nuit d’amour, puisqu’ils font une fredaine. Mais Angela ne l’entend pas de cette oreille et, de toute façon, il y a dans la cabane toutes sortes d’animaux qui les observent, donnent à la jeune fille un sentiment de culpabilité et de honte. Elle les anthropomorphisent. Et elle reproche à Pasquale de se comporter comme un véritable fugueur et kidnappeur.
Finalement, les deux protagonistes quitteront la cabane, resteront un temps sur un terrain vague. Une sorte de décharge où s’installent des gitans, dont le nomadisme rappelle celui, accidentel et épisodique, de Pasquale et Angela.
Au village, la population a convaincu les carabiniers de se lancer à la poursuite des fuyards. Et elle part avec eux. Toute la population, y compris le prêtre, qui devra consacrer l’union. La fugue semble devenir, pour Pasquale et Angela, ce qu’elle était censée être. Une fuite devant des chasseurs.
Mais il y a aussi l’acte d’amour. Pour les deux tourtereaux, il est, au-delà de l’escapade, une épreuve. Ou alors, cette escapade est comme une fuite devant le plaisir charnel. Angela reproche à Pasquale de vouloir abuser d’elle. Elle voudrait cependant se laisser aller et exprime en fait sa peur de toute jeune fille. Elle apprend, elle comprend.
À un moment, Pasquale lui apprend à faire du vélo, à pédaler. C’est là, en quelque sorte, qu’elle apprend. Dans une scène chorale, à un autre moment, des collègues d’Angela, toutes de sexe féminin, lui expliquent qu’elle peut se laisser aller à l’union charnelle puisqu’elle s’est déjà compromise en prenant l’escampe avec Pasquale. Autant qu’elle aille jusqu’au bout. Et, là, Angela comprend.
L’acte aura lieu sur une plage. Espace où le sentiment du péché semble pouvoir être lavé. Angela s’est déshabillée pour se baigner. Elle offre ainsi son corps uniquement revêtu d’une combinaison blanche, pureté de la couleur, à Pasquale. Se profile ici quelque chose de l’érotisme de santisien, si palpable dans un film comme Riz amer.

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La fugue n’est pas qu’une fuite. Elle est aussi une source d’enrichissement pour ces deux jeunes indigents qui doivent apprendre et comprendre. Un moment de liberté, de jeu. La population, avec le prêtre et les carabiniers, ne fait pas que chasser. Elle pousse et entraîne. Elle témoigne de cette pratique de l’escapade. Une habitude des pauvres.

Finalement tout est bien qui finira bien. Le mariage aura lieu. Les familles, dont les feintes disputes finissaient par ressembler à de vrais règlements de compte, s’apaiseront. Tout se terminera dans la joie et les rires.

Jours d’amour a bien quelque chose de léger. Elle peut sembler apolitique, ou au-delà de la politique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, sur un mur du village, les symboles visuels de la Démocratie Chrétienne et du Parti Communiste sont presque intriqués. Mais, au-delà d’un réalisme brut, sur le mode de la comédie à l’italienne, De Santis montre la vie du peuple, ses joies et ses peines. Ses coutumes de vie et de travail. Il témoigne implicitement du dur chemin accompli par ceux qui ont du mal à joindre les bouts et qui, pourtant, sont animés par la ferveur de l’amour, de la passion, de la vie. Cette passion, cet amour sont représentés par certains vêtements rouges de Pasquale et d’Angela qui tranchent sur le paysage aride et grisâtre du sud de l’Italie. L’art de Domenico Purificato s’affirme ici.

Les politiques sont renvoyés dos à dos, mis au pied du mur. De Santis s’amuse à faire comme si, tous, dans la société italienne, prenaient finalement conscience de cette réalité ; comme si les autorités – les carabiniers, le prêtre – acceptaient de la regarder en face. N’est-ce pas l’ecclésiastique qui lance à un moment donné : « Je l’ai toujours dit, il faudrait créer un fonds pour le mariage des pauvres » ?

On peut rêver.

* Pour contempler quelques tableaux de Domenico Purificato, le lecteur peut se rendre sur cette page :
https://www.mofert.com/go-artist/domenico-purificato/

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