Lorsque l’opportunité se présente de découvrir un premier film, surtout s’il a été un peu oublié, et qui plus est, signé par un réalisateur d’envergure, c’est généralement d’un grand intérêt. Effectivement, l’œuvre par laquelle l’artiste se présente au monde se révèle bien souvent personnelle, comme un concentré d’obsessions qu’il faudrait exorciser d’un geste artistique définitif. Cela se vérifie avec ce superbe Cronos, sorti en 1992 par un Guillermo Del Toro tout jeune, et qui bénéficie là d’une restauration 4K et d’une ressortie salle. De manière évidente, tout est déjà là. En à peine une heure et demie, ce qui constitue une œuvre encore à venir, et ce jusqu’au tout récent – et c’est évident – Cabinet des Curiosités, n’en finit pas de fasciner tant ses partis-pris esthétiques forts invitent le spectateur à une expérience horrifique des plus singulières.
En effet, en quelques séquences, le jeune artiste se réapproprie les hits du fantastique, d’une alchimie fantasmée tout droit sortie d’un bouquin d’Umberto Eco à Frankenstein en passant par Dorian Gray, sans oublier bien évidemment une religion omniprésente. Loin de songer à dynamiter de vieilles histoires poussiéreuses, c’est au contraire d’une grande dévotion pour un genre avant tout littéraire dont le Mexicain fait preuve. Si un auteur, disons un Maupassant ou un Poe, tient à sa disposition la richesse infinie de sa langue pour évoquer un univers au lecteur, lequel se plonge dans le mystère par la force de sa propre imagination, le réalisateur de cinéma montre une image, qui stoppe l’imaginaire par sa précision et par là-même, restreint le rôle du public. Depuis ce premier film Cronos, Del Toro se bat farouchement contre la confortable apathie du spectateur en lui imposant des visions évocatrices et un symbolisme puissant.
Au Mexique, un vieil antiquaire au nom rigolo, Jesús Gris (Federico Luppi), et sa petite fille découvrent un artefact mystérieux, fruit du travail d’un alchimiste plusieurs siècles auparavant. Celui est aussi convoité par un riche industriel, lequel est malade et cherche à tout prix à prolonger sa vie. A travers deux archétypes de personnages diamétralement opposés, le (jeune) réalisateur donne à voir un récit différent sur la quête de la vie éternelle : l’un connaît le bonheur dans sa paisible vieillesse, partageant son goût pour les vieux objets à sa petite fille, quand l’autre vit reclus dans ses obsessions et un univers déshumanisé. Loin d’un discours cynique ou nihiliste d’une humanité condamnée à la déchéance, Del Toro évoque au contraire une rédemption possible.
Le rêve de la vie éternelle, s’il parait tentant, a un coût trop élevé à payer. D’ailleurs, certains aspects du film rappellent évidemment le tout récent The Substance : même attrait pour la chirurgie esthétique (le personnage Angel de la Guardia – encore un nom rigolo – joué par le formidable Ron Perlman et son nez…) et même impact sur les corps (même si dans Cronos, la « renaissance » se traduit différemment). Mais là où, pris dans des sujets de société actuels, Coralie Fargeat fustige la domination masculine sans vraiment questionner le capitalisme, Del Toro l’humaniste choisit de placer la volonté de prolonger sa vie éternellement comme l’obsession d’une élite dans un cadre clinique, industriel, post-humain.
Le jeune réalisateur, au-delà d’être fasciné par la mécanique, les rouages, les statues et autres poupées servant à singer l’humanité (Pinocchio n’est déjà pas très loin), questionne bien avant l’heure les rêves transhumanistes délirants d’un Musk avant l’heure. D’une part, en choisissant comme décor une usine dont les ouvriers sont systématiquement hors-champ ou en montrant un mécanisme asservissant un être vivant, et d’autre part, par les tractations financières ou de bonbons – de plus par l’intermédiaire d’un personnage parlant l’anglais, donc que l’on devine Américain (Ron Perlman) -, le film met en évidence une logique de domination capitaliste, voire même peut-être une intention de corroborer une analyse du mythe du vampire (en vogue après-guerre) dont la nature corrompue serait celle du Nazi …. ce qui anticipe déjà sur l’ogre fasciste du Labyrinthe de Pan.
Ainsi, Del Toro invite à une expérience complète, en convoquant une sorte d’étrangeté à chacun de ses plans d’une part, tout en proposant des sortes de tiroirs à double-fond par les objets mis en scène, que ce soit par la statuette d’archange, la Peugeot 404, un plat de service ou même le fameux artefact. Pour s’éclairer, il lorgne du côté du giallo avec le personnage de la petite fille énigmatique – et sa lumière verte caractéristique – tout droit sortie d’un film d’Argento. Sous couvert d’un film fantastique d’une grande beauté formelle, Cronos est à l’image d’un grand vin à la robe pourpre : complexe, subtil et se bonifiant à mesure que le temps passe.
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