Vous avez plus de 3 ans et moins de 300 ans ? Il est temps de plonger dans l’enfance du cinéma d’animation avec ces trois petits bijoux qui, tour à tour, évoquent Wallace et Gromit, Calvin & Hobbes, Toy’s Story, Les Voyages de Gulliver, Chaplin… Les fils de nylon parfois apparents en plus. Avec le mythique film antinazi La Révolte des jouets qui donne son titre à ce programme de 35 mn, sont également à redécouvrir en version restaurée La Berceuse et L’Aventure de Minuit.

Nous sommes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en Tchécoslovaquie, et une femme cinéaste remporte deux prix à Venise et à Bruxelles pour son court-métrage célébrant l’art et la liberté face à la barbarie nazie. Retenez bien son nom que l’histoire a si peu retenu : Hermína Týrlov. Née en 1900 en Bohême centrale d’un père ouvrier passionné de sculpture sur bois, elle perd ses parents très jeune, s’adonne tout d’abord au dessin animé publicitaire, poursuit avec des films artistiques expérimentaux et en vient à réaliser son premier film d’animation avec marionnettes qui est aussi le premier de l’histoire du cinéma tchèque. Une pionnière, une vraie, capable de susciter d’instinct l’émerveillement à l’aide d’une pelote de laine, d’une ombre ou d’un jouet monté sur ressorts. Et c’est un pur enchantement de boire ce petit lait de poésie et d’innocence faite littéralement de bouts de ficelle et de trois fois rien, filmée bien avant le déferlement des effets spéciaux et autres 2D ou 3D avec une inventivité majeure et une infinie patience. Le credo de cette réalisatrice ? « Le film d’animation est le conte de fées mobile du XXe siècle. »

C’est donc ici que tout commence, dans ce fiévreux creuset tchèque de l’animation image par image mêlée au « live action ». Un bébé en gros plan ressemblant furieusement à une pub Bébé Cadum, l’ombre d’une marionnette d’Hitler se détachant à contrejour évoquant Le Dictateur, un train en bois lancé à toute vitesse faisant virevolter des cubes de toutes les couleurs rappelant étrangement Wallace et Gromit sur le même thème de l’amitié brisée: il n’est quasiment pas un plan de ces courts-métrages qui ne fasse surgir les dizaines d’images dont il semble être l’ancêtre en un vaste déploiement d’inconscient collectif cinématico-publicitaire. La Révolte des Jouets nous entraîne dans un retour aux sources rafraîchissant, jubilatoire, haletant parfois quand il n’est pas poignant, au fil de ses images lavées à l’eau pure des origines. Il n’est pas souvent donné d’accéder à l’acte de naissance d’un cinéma et il n’est pas anodin qu’il puisse s’ouvrir sur le visage poupin d’un nourrisson à qui sa mère, pour se consacrer au devoir des tâches ménagères, va donner une marionnette qui s’empresse de s’animer une fois la porte de la chambre fermée : le devoir du côté des adultes, la création du côté de l’enfance. Ainsi débute La Berceuse d’Hermína Týrlov, sur l’idée tricotée plus tard dans les années 80 avec génie par Bill Waterson, le créateur de Calvin et son tigre Hobbes qui s’animera d’une existence frénétiquement philosophique dès que les adultes tourneront les talons.

Dans La Berceuse, c’est Kuku, une petite poupée qui en 1947 existait réellement qui se charge de dérider le bébé avec force galipettes, chatouilles en champs et contre-champs créant l’illusion de la présence simultanée des deux personnages. La mère, quant à elle, ne montre pas son visage, étant filmée en caméra subjective et permettant à chacun de s’identifier à cet être-de-devoir laissant une bienheureuse liberté à son chérubin. Vieux poste de TSF sur lequel Kuku se démène à la recherche d’une bonne fréquence, rencontre effrayante avec le chat posté sur le rebord de fenêtre, chaque recoin de la chambre du bébé devient un terrain de jeux ou d’aventures à hauteur d’enfant menées à un rythme endiablé.

Sur un registre plus symbolique, réalisé par Břetislav Pojar, L’Aventure de Minuit (1960) cache derrière son fort beau titre un magnifique conte de Noël qu’il est impossible de ne pas rapprocher de The wrong Trousers des inénarrables Wallace et Gromit, deuxième film et peut-être le plus génial des studios Aardman, dans son hallucinante séquence finale à dos de train électrique fou qui ne serait peut-être pas qu’un hommage à Peur sur la ville. En treize minutes et en couleurs, reposant sur le même principe de jouets qui s’animent en l’absence des adultes, structuré comme une petite pièce de théâtre par un plan rituel de la fenêtre de la chambre donnant sur la nuit qu’éclaire le passage d’un véritable train, L’Aventure de Minuit montre l’abandon brutal d’un train en bois par son ami le chef de gare, à l’arrivée d’un train électrique flambant neuf.

Le rejet du train de bois par le chef de gare qui en vient à le balancer par la fenêtre lors de la nuit de Noël signe un moment-clé universel de cette petite parabole qui ne convoque pas que les bons sentiments de la sainte nuit, mais ose le contraste poignant entre la féerie de Noël et le désespoir de l’ami abandonné dans le froid et la neige. Mise en scène sans âge et sans frontière de l’angoisse de l’abandon et de l’angoisse de mort, semblant prémonitoire des licenciements de seniors, du rejet des anciens, et de toute rupture plus ou moins conventionnelle à venir, L’Aventure de Minuit nous donne à voir un retournement de situation réjouissant en forme de morale : ce sont peut-être nos aînés qui sauveront le monde de sa course folle au progrès ou à la consommation. Vivacité et brio des mouvements de caméra, effets de réel et de vitesse captivants, un splendide film d’amour restituant la magie de Noël.

La Révolte des jouets ou La Révolte des joujoux, film politique culte pour petits et grands et, bien au-delà, petite merveille d’humanité et de poésie naît entre les mains de fée d’Hermina Tyrlov en 1946. Le tournage du Dictateur avait débuté en 1939. La réalisatrice avait-elle vu le chef-d’œuvre aux 5 Oscars de Charlie Chaplin ? Difficile de le savoir. Mais une analyse comparée de ces deux films antifascistes, le premier muet et le second passant du muet au sonore nous apprend ceci, que c’est par l’entraide et l’union que l’on vient à bout de l’arrogance d’un pouvoir, que l’art de la caricature est une arme, et que le ridicule en est la meilleure flèche.

Tous deux commencent devant l’échoppe d’un artisan juif, Josef Koublik pour La Révolte des Jouets, vieil artisan du bois travaillant seul et tard la nuit alors que devant son échoppe s’arrête, oisif et méfiant, un membre de la Gestapo joué par Eduard Linkers (1912-2004). Or, l’artisan sculpte une marionnette caricaturant le führer, mèche et moustache à l’appui. Le contraste entre la noirceur du SS dans la nuit et la lumière chaleureuse du petit artisan va jouer du début à la fin du film, opposant la violence et l’intelligence, la haine et l’humanité, la force et la souplesse, le fascisme et l’art.

Reposant toujours sur le même principe du mélange de « live action » et d’animation, ces contrastes confèrent très vite intensément plus de vie et d’humanité aux marionnettes qu’au personnage du SS pourtant en chair et en os, et ce dès le début de la mise en mouvement du premier jouet, filmée dans un reflet et pouvant suggérer un effet d’optique. C’est là toute la maestria de la réalisatrice, d’animer les petits êtres de bois avec une vivacité qui souligne la lourdeur et l’incapacité du SS. Ayant enfoncé la porte de l’échoppe, ce dernier se retrouve seul à l’intérieur, dans un univers qui lui est totalement étranger, littéralement comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il n’est que de voir ses postures d’orang-outang balançant les objets derrière lui comme de vulgaires peaux de banane pour sentir la finesse et l’acuité avec lesquelles le ridicule va tuer dans l’œuf l’éphémère prestige de l’uniforme en flirtant ironiquement avec l’absurde: coucou surgissant soudain de l’autre côté de son horloge, boulet de canon traversant le corps du nazi de son derrière à sa bouche…

Juif réfugié en Tchécoslovaquie, Eduard Linkers excelle à jouer ce Gulliver des années 40 mis en échec par une armée de jouets, préfigurant le talent avec lequel il endossera ses rôles secondaires pour Orson Welles, Charles Widor, John Huston, Jerzy Skolimowski ou Éric Rohmer, au fil de cent-vingt titres.

À l’heure de la montée des extrêmes et des populismes, il est salutaire et enthousiasmant de voir et revoir aujourd’hui La Révolte des jouets, prix du meilleur film pour enfants à Venise en 1947 et prix du meilleur film de marionnettes à Bruxelles, d’admirer ses prouesses techniques qui imposent définitivement les Tchécoslovaques comme maîtres fondateurs de l’animation image par image, de faire entendre son message universel voire biblique, qui nous délivre intactes la noirceur, la fraîcheur et la force des années d’après-guerre.

LA REVOLTE DES JOUETS
Programme de 3 courts métrages
Animation, République Tchèque, 35 min
Distribution : Malavida
Sans paroles • Avec pastilles vocales

LA BERCEUSE
Un film d’Hermina Tyrlova • 6’33 • N&B • 1947

L’AVENTURE DE MINUIT
Un film de Bretislav Pojar • 13’13 • couleur • 1960

LA REVOLTE DES JOUETS
Un film d’Hermina Tyrlova 13’46 • N&B • 1946
(Titre: La Révolte des joujoux)

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A propos de Danielle Lambert

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