Carlotta Films continue son travail de valorisation des classiques du cinéma japonais en proposant aujourd’hui la redécouverte de la trilogie Musashi, réalisée au début des années 1950. Cette ressortie, qui paraît dans une splendide version restaurée, nous invite à nous plonger dans cette œuvre iconique.
Cette saga est composée d’une série de trois films – La légende de Musashi (1954), Duel à Ichijoji (1955) et La voie de la lumière (1956) – qui n’a été accessible aux salles françaises qu’à partir de l’été 1993. Elle raconte la destinée de Miyamoto Musashi (1), personnage majeur de l’histoire de Japon et l’un de ses samouraïs les plus célèbres. Rusé et doté d’une force physique impressionnante, il a vaincu plus d’une soixantaine d’adversaires au cours de sa vie. Né en 1584 et mort en 1645, il a participé à la bataille de Sekigahara, l’une des plus célèbres de l’histoire nipponne, puisqu’elle fit entrer le pays dans une nouvelle ère, celle d’« Edo ». Il est resté célèbre pour le duel qu’il remporta contre Kojiro Sasaki en 1612, date à laquelle il délaisse peu à peu son activité de samouraï pour se consacrer à la méditation et à la philosophie. Car ce ne sont pas seulement ses exploits guerriers qui ont assuré sa postérité mais également ses cinq ouvrages de réflexion et d’enseignement des arts martiaux, notamment le dernier, Gorin No Sho, qu’il rédige au crépuscule de sa vie. À la fois traité sur l’art du sabre et essai philosophique, ce livre est devenu un classique qui continue d’être étudié par les adeptes des sports de combat, mais qui a également influencé la culture de son pays dans son ensemble, tout en connaissant une diffusion internationale.
Plus que d’un combattant, il s’agit donc d’une icône du Japon qui s’est également illustré dans la peinture, la calligraphie et la poésie mais dont l’existence reste empreinte de mystères et d’incertitudes. Les récits et les œuvres d’art qui lui sont consacrés tiennent plus de la légende que des faits réels. Cette construction d’une mythologie a débuté dès le dix-septième siècle mais c’est surtout le feuilleton écrit par Eiji Yoshikawa et paru dans un quotidien entre 1935 et 1939 avant d’être publié sous la forme d’un roman en deux tomes (2) – La Pierre et le Sabre et La parfaite lumière -, qui a donné au personnage une telle popularité. C’est cette image forgée par la fiction qui est aujourd’hui associée à Musashi au détriment d’une vérité historique qui reste difficile à connaître. C’est également elle qui a inspiré les nombreuses productions cinématographiques et télévisuelles consacrées à la vie du samouraï qui se sont succédé depuis cette date, dont celle qui nous intéresse ici, adaptée de ce matériau littéraire. En prenant en compte l’époque du muet, on recense une soixantaine d’œuvres audiovisuelles consacrées à cette figure mythologique dont certaines furent réalisées par de grands artistes comme Kenji Mizoguchi avec L »histoire de Musashi Miyamoto en 1944. Mais c’est bien la trilogie réalisée par Inagaki qui reste aujourd’hui encore la plus culte et la plus appréciée.
Au début des années 1950, le grand succès public de la trilogie Sasaki Kojiro, réalisé par Hiroshi Inagaki,relance le chambara (film de sabre) (3) après une relative disparition due au contrôle de l’industrie cinématographique par les Etats-Unis, lors de l’occupation du pays consécutive à la Seconde Guerre Mondiale. La Toho, studio japonais qui a produit la saga, souhaite capitaliser sur cet engouement et lance d’un des projets les plus importants de son histoire dans lequel elle place beaucoup d’espoir : une saga consacrée à Musashi. Pour se faire, elle ne lésine pas sur les moyens et souhaite dénicher les meilleurs techniciens possibles. Elle renouvelle évidemment sa confiance à Inagaki qui a permis son succès commercial et sollicite les services du chef décorateur attitré de Mizoguchi, Kisaku Ito, et d’Eiji Tsuburaya. créateur d’effets spéciaux, qui s’illustre au même moment avec Godzilla, autre réussite commerciale de la firme. Cette abondance de moyens ne s’arrête pas là puisque les dirigeants décident, pour la première fois de leur histoire, de tourner la saga en couleurs, chose encore très rare dans le cinéma nippon de l’époque. Enfin, la major s’assure une distribution éclatante puisque chacun des personnages principaux est interprété par un acteur connu du grand public qu’il s’agisse de Toshiro Mifune, déjà présent dans Rashomon (Akira Kurosawa, 1950)et dans Les Sept Samouraïs (Akira Kurosawa, 1954), choisi pour le rôle de Musashi ou de Mitsuko Mito, héroïne des Contes de la lune vague après la pluie (Kenji Mizoguchi, 1953). Ce cocktail étourdissant a permis à la Toho d’obtenir l’immense succès recherché ainsi qu’une consécration internationale puisque le premier opus, La légende de Musashi, remporta l’Oscar du meilleur film étranger.
Ce qui nous frappe lorsque l’on découvre aujourd’hui la trilogie, c’est sa grande beauté plastique. Certaines compositions, notamment celles qui capturent le héros avançant seul vers sa destinée, très esthétisées, s’apparentent à de véritables tableaux. Inagaki, aidé en cela par son chef opérateur Jun Yasumoto, utilise à merveille l’Eastmancolor, procédé de reproduction de la couleur qu’il utilise pour la première fois. L’intensité chromatique de cet outil lui permet de faire ressortir tout l’éclat des différents costumes et de donner à certains décors, notamment ceux qui abritent les duels, un souffle mythologique. Difficile de ne pas penser, d’un point de vue esthétique, aux superproductions hollywoodiennes de l’époque classique, et notamment aux films de cape et d’épée, dont le chambara apparaît comme un genre jumeau, réservé à la tradition japonaise. Cette influence n’a rien de surprenant dès lors que l’on sait que la Toho avait pour « ambition d’égaler le cinéma hollywoodien » (4). Cette volonté s’exprime aussi par la construction de l’œuvre en une grande fresque historique capable de transporter le spectateur et de l’éblouir. Le studio et son réalisateur souhaitent confectionner un spectacle total, ce qui les conduit à entremêler différents genres et différents registres. Les films empruntent donc au mélodrame – invraisemblance de la narration, sceau de la fatalité, destinées tragiques de certains personnages dont la déchéance contraste avec le triomphe du héros – pour faire advenir l’émotion nécessaire à son adhésion par le grand public et s’inspirent de l’épopée afin de donner une dimension plus importante aux combats de ses protagonistes, tout en conservant son assise dans le genre du jidai geki – le film historique japonais, se passant essentiellement à l’époque médiévale.
Un autre attrait de la saga réside justement dans les nombreux combats et autres batailles qui jalonnent l’existence légendaire de Musashi. Si on peut reprocher à leur mise en scène un certain manque de réalisme ainsi qu’un certain systématisme, ils apparaissent indéniablement comme les moments marquants de la trilogie, que ce soit le duel qui ouvre le second volet ou celui qui vient clore la fresque. Les mouvements sont parfaitement exécutés par des acteurs bondissants et la chorégraphie des corps est complètement maîtrisée. Le dynamisme et la fluidité de la réalisation nous permettent de conserver une vision globale de ces affrontements comme s’il s’agissait d’un ballet parfaitement orchestré. Enfin, l’esthétisation de ces séquences complète l’harmonie du tableau : le cinéaste se sert des jeux d’ombres ou des éléments naturels – la neige, la plage au crépuscule – pour dessiner des oppositions sublimes et tragiques, où il est autant question de prouver sa valeur aux yeux d’autrui que de découvrir sa véritable nature.
Loin de se consacrer à un seule éloge du samouraï, la trilogie s’efforce au contraire de décrire son évolution morale et spirituelle. Il s’agit avant tout d’un récit d’apprentissage, celui d’un jeune homme impétueux, colérique, guerrier, obnubilé par la gloire, qui devient un sage, réfléchissant sur le sens de l’existence et sur la morale qu’il convient d’adopter. Les trois long-métrages insistent à plusieurs reprises sur l’importance du thème du recommencement, de la deuxième vie, à travers les moines qui accompagnent Musashi et qui le conseillent. À la manière de la trilogie Batman (lui-même très imprégné de la spiritualité des arts martiaux) de Nolan, Inagaki s’intéresse au processus de construction d’un héros et le filme d’abord dans sa prime jeunesse, au temps qui précède ses nombreux exploits, dans le premier épisode, avant de se concentrer sur sa vie de samouraï dans le deuxième acte. Le troisième opus se révèle lui plus contemplatif, épousant ainsi la trajectoire de son protagoniste, qui renonce à ses voyages le menant d’un combat à un autre pour se consacrer à une vie établie sur le long terme, faite de méditations existentielles et de travaux agricoles. L’écriture suit toutefois un rythme régulier tout au long de la saga puisqu’elle avance à grandes enjambées, condensant ainsi le roman-fleuve en une épopée de quatre heures, grâce à un usage singulier et souvent répété de l’ellipse. À plusieurs reprises, le réalisateur arrête l’action avant son terme laissant à la coupe un pouvoir de signification que le spectateur se doit de construire. En témoigne ce travelling latéral qui s’arrête en plein milieu d’un combat pour nous conduire directement à la séquence d’après, où un autre mouvement de caméra dévoile les individus décimés par Musashi lors de cet affrontement, signe de sa puissance sans limites. Le procédé suggère là encore un voisinage avec le cinéma classique hollywoodien qui s’est servi de ces interstices de la narration pour faire passer en sous-main ce qui était interdit par la censure. Un usage aussi malicieux semble se retrouver ici, en plein cœur de cette œuvre chaste, lorsqu’un plan sur un cours d’eau agité s’intercale entre le héros et sa fiancée, précédant l’entreprise sexuelle maladroite de l’homme qui éloignera, pour un temps, les deux amants. Les travellings, notamment latéraux, qui apparaissent comme la marque fétiche du réalisateur, contribuent également à l’efficacité du récit par leur capacité à parcourir l’espace pour y révéler les multiples sous-intrigues qui s’y font jour.
Si les différents ennemis affrontés par Musashi au cours des deux premiers volets ne sont pas à sa hauteur, il en est tout autrement dans le dernier. Celui-ci illustre à merveille la fameuse citation d’Alfred Hitchcock : « Meilleur est le méchant, meilleur est le film.» Certes, il ne s’agit pas véritablement d’un « méchant » mais plutôt d’un antagoniste parfait puisqu’il s’agit en quelque sorte du double inversé du héros, cette figure obsédée par la gloire et la loi du samouraï dont Musashi a cherché à se défaire pour devenir un homme meilleur. Le duel final qui vient clore la trilogie est donc avant tout un combat avec soi-même qui est, à ce titre, porté par des enjeux métaphysiques plus riches et plus importants que l’honneur ou la célébrité. Il synthétise toute une série de questionnements moraux et éthiques égrenés par la série au cours de son déroulement : à quoi vouer son existence ? Comment concilier épanouissement personnel et vie avec autrui ? Comment devenir un individu meilleur sans perdre ce qui constituait l’essence de son être ? Ce ne sont pas les seuls intérêts d’une trilogie qui est d’abord un divertissement de qualité, visuellement splendide et qui saura ravir les nostalgiques du film de sabre.
(1) La plupart des informations historiques viennent du livre rédigé par Denis Grizet et Pascal-Alex Vincent pour Carlotta films, intitulé « La voie du samouraï au cinéma » – À propos de la trilogie de Hiroshi Inagaki.
(2) Le roman est disponible dans sa traduction française aux éditions « J’ai Lu »
(3) Le nom Chambara provient de l’onomatopée « chan-chan bara-bara » qui désigne le bruit de la lame tranchant la chair.
(4) Denis GRIZET & Pascal-Alex Vincent, « La voie du samouraï au cinéma » : A propos de la trilogie de Hiroshi Inagaki, Ed. Carlotta Films, p. 46.
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