Moins connu que son adaptation du bestseller The Great Gatsby de F.S. Fitzgerald, Les chemins de la haute ville, premier film de Jack Clayton, sorti en 1959, l’impose comme un immense réalisateur. Georges Sadoul voyait dans Les chemins de la Haute ville « le film britannique le plus important des années 50 », ce que confirment un scénario et une mise en scène dignes des chefs-d’œuvre de Fritz Lang ou de Sidney Lumet.
Fraîchement débarqué à Warnley, petite ville du Yorkshire, Joe Lampton (Lawrence Harvey) doit y occuper un poste d’employé de mairie. D’origine très modeste, le jeune homme espère gravir l’échelle sociale et parvenir à son sommet. Entraîné par son ami Charles, Joe se met à fréquenter le club de théâtre local. C’est là qu’il rencontre Alice Aisgill, une trentenaire éblouissante, incarnée par Simone Signoret. Mariée à un homme qui la délaisse, Alice affiche une légèreté que dément son regard mélancolique. Elle devient rapidement la confidente puis la maîtresse de Joe. Mais ce dernier, jeune loup aux dents longues, a jeté son dévolu sur Susan Brown, la fille d’un industriel richissime, et compte bien obtenir sa main.
Si la réalisation des Chemins de la haute ville peut rappeler par certains aspects les plus belles productions hollywoodiennes, son propos relève davantage d’un cinéma contestataire et engagé, flirtant dans certaines séquences avec le documentaire. Grand film social, Room at the top – le titre original du film de Jack Clayton – offre une représentation réaliste, parfois crue, de la misère qui règne dans l’Angleterre d’après-guerre. Les séquences où le héros retourne dans sa ville natale, Duffton, sont pour le réalisateur l’occasion de dépeindre une pauvreté généralisée. La caméra de Jack Clayton donne alors à voir des maisons bombardées, des bandes d’enfants en haillons, aux visages noircis, avant de s’attarder ironiquement sur le nom d’une rue, Hope street, inscrite sur un panneau à moitié arraché.
Aux yeux du spectateur français, l’arrivisme de Joe peut sembler légèrement anachronique tant il évoque celui des héros des romans réalistes du XIXe siècle, de Julien Sorel à Eugène de Rastignac. C’est que Joe Lampton, un siècle plus tard, se débat avec les mêmes problématiques que les personnages de Stendhal ou de Balzac, dans une Angleterre où prévaut une société de classes. Hostile au changement et à la mixité sociale, lieu de tous les déterminismes, l’Angleterre représentée dans Les chemins de la Haute ville s’oppose en tous points à l’Amérique de Citizen Kane, où des hommes partis de rien deviennent millionnaires. Chez Jack Clayton, les riches comme les pauvres se méfient des transfuges et ne cessent de mettre en garde le héros contre ses ambitions déraisonnables. « Reste avec ceux de ta classe » répète-t-on inlassablement à Joe, comme pour l’empêcher de transgresser un interdit sacré.
Le réalisateur des Chemins de la haute ville ne se contente pas de représenter le dénuement de la classe ouvrière et de montrer les écarts de richesse au sein de la société britannique, il pointe du doigt l’arrogance méprisante des plus aisés et s’insurge contre leur profonde inhumanité. La rivalité entre Joe et Jack Wales, le fiancé de Susan Brown, est au moins autant amoureuse que sociale et cristallise l’opposition entre les nantis, dotés de privilèges dont ils héritent (the have), et les plus démunis qui doivent se battre pour exister (the have not). Le jeu presque caricatural de John Westbrook, qui incarne le prétendant officiel de Suzan, est à cet égard éloquent. C’est certainement dans une des premières séquences du film que le regard du réalisateur est le plus acerbe. Tout juste arrivé à la mairie, Joe se présente à son supérieur, un vieil homme compassé. Alors que le héros manifeste son soulagement d’avoir quitté sa ville d’origine, son interlocuteur renchérit. D’après lui, Joe va enfin pouvoir fréquenter des personnes civilisées, tandis que Duffton, poursuit-il, n’abrite que des sauvages (comprenez des pauvres donc des sauvages).
A ces enjeux de classe s’ajoute dans Les Chemins de la haute ville un aspect très romanesque qui entraîne le spectateur au cœur d’un triangle amoureux palpitant. Ambitieux et inexpérimenté, Joe Lampton rêve de conquérir Suzan, l’héritière Brown. Mais sa complicité avec la française Alice Aisgill se transforme bientôt en amitié amoureuse. L’hésitation du héros traduit la scission du personnage, déchiré entre ses rêves de grandeur et sa passion naissante. Les nombreux revirements du scénario offrent une intrigue captivante et font la part belle à l’extraordinaire jeu de Simone Signoret, d’ailleurs récompensée par l’oscar de la meilleure actrice pour son rôle dans Les chemins de la haute ville. L’actrice interprète un personnage anticonformiste, remarquable par son indifférence au qu’en-dira-t-on, et aux côtés duquel Joe laisse tomber le masque pour être pleinement lui-même. La dernière séquence où apparaît Alice donne littéralement à voir la marginalité de cette figure féminine à travers la place occupée par la caméra. Celle-ci se trouve juste derrière des habitués du bar qui, les yeux lourds de reproches, fixent la jeune femme, assise un peu plus loin, une cigarette à la main, un verre devant elle.
Des moments d’intimité entre les deux amants se dégage un érotisme audacieux, à cent lieues des tête-à-tête insipides où le héros retrouve la jeune Suzan. Le film joue du reste du contraste entre ces deux figures féminines que tout oppose. Leur première apparition, côte-à-côte, sur la scène du petit théâtre, l’une tout de blanc vêtue, l’autre habillée de noir, donne lieu à un quiproquo entre le héros et son voisin spectateur, qui condense et préfigure les enjeux du triangle amoureux. Suzan est un personnage diurne qui, chaque fois qu’elle apparaît, est accompagnée par un thème musical à la tonalité sentimentale et gaie. Ses prises de parole laissent transparaître sa candeur et, dans le dernier tiers du film, rappellent un texte qu’elle aurait entendu et répéterait, mais qui sonnerait faux. A l’inverse, de la bouche d’Alice – personnage systématiquement associé à la nuit – ne sortent que des paroles empreintes de vérité. Le thème d’Alice, interprété par des cuivres sur un rythme jazzy et dans une tonalité mineure, laisse entendre la mélancolie et la fragilité bouleversante du personnage.
On ne révélera pas le coup de théâtre final ni les séquences magistrales sur lesquelles se clôt le film, écho grotesque au début des Chemins de la haute ville, mascarade cauchemardesque qui rejoue sur un mode tragique – à la manière d’un miroir déformant – l’arrivée du héros en ville. On se contentera de mentionner l’immense palette d’un cinéaste qui entraîne son spectateur de surprise en surprise, au sein d’une œuvre aussi bien traversée par la comédie que le film noir.
Durée : 1h58
Ressortie en version restaurée. Angleterre, 1959
Distribution : les films du Camélia
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