Difficile d’imaginer lorsqu’on songe au cinéma de Jacques Doillon et aux étiquettes qui lui sont traditionnellement accolées (cinéma de chambre, psychodrames hystériques…) que celui-ci a débuté sa carrière avec L’An 01, film collectif d’après la bande dessinée de Gébé et symbole même de l’utopie la plus débridée. Revoir cette salve de quatre films de jeunesse du cinéaste permet de les réviser à l’aune de ce désir d’utopie et du mot d’ordre de L’An 01 : « on arrête tout. On réfléchit. Et ce n’est pas triste ».
Avec le recul, on constate en effet que Doillon filme les vestiges de l’utopie et qu’il tente vaille que vaille de la préserver mais que l’espace se rétrécit constamment autour de ses personnages. Centrant désormais son propos sur des microcosmes (le groupe, le couple, la famille), il recherche néanmoins à aviver les braises d’un idéal de vie hors des carcans de la société.
Dans Les Doigts dans la tête (1974), il filme un groupe de quatre jeunes gens (deux filles et deux garçons) qui tentent de vivre autrement et de ne pas suivre les chemins tout tracés de l’emploi et de la famille. Chris est apprenti boulanger mais il se fait licencier pour avoir tenu tête à son patron. Il tient néanmoins à faire valoir ses droits (ses indemnités de licenciement, entre autres) et décide d’occuper la chambre que lui loue son employeur alors qu’il est sommé de quitter les lieux. Son ami Léon, sa compagne Rosette et Liv, une jeune suédoise rencontrée au café, vont se joindre à lui et former une sorte de petite communauté en chambre, tentant de résister à la violence du monde extérieur.
A l’époque de la sortie du film, les critiques avaient employé le terme de « nouveau naturel » pour le qualifier et désigner ainsi (de manière un peu artificielle, il faut bien l’avouer) une sorte de courant informel où furent regroupés des gens aussi différents que Pascal Thomas (Les Zozos), Joël Séria (Charlie et ses deux nénettes), Jean Eustache (Mes petites amoureuses), Maurice Pialat (L’Enfance nue) voire Bertrand Blier lorsqu’il tourne Les Valseuses. Près de 50 ans après la sortie du film, on est effectivement saisi par la justesse du portrait de cette jeunesse à la fois frivole et préoccupée. Doillon s’intéresse ici à des jeunes de la classe ouvrière, confrontés au monde du travail. Contrairement aux étudiants de mai 68, ils oscillent entre un nécessaire pragmatisme (travailler pour se nourrir, se loger) et une volonté de vivre autrement, de réinventer les rapports sociaux. C’est d’ailleurs une panne de réveil qui provoque l’ire du patron et qui symbolise cette volonté de ne plus être asservi au travail (on retrouve là quelques liens avec L’An 01). Vivre autrement, c’est également tenter de réinventer les rapports amoureux. Chris est en couple avec Rosette mais il entame également une relation avec Liv. Un certain parfum de liberté sexuelle plane sur cette mini-communauté de quatre individus qui partagent le même grand lit et où Liv et Chris n’hésitent pas à faire l’amour alors que les autres sont dans la pièce. Mais là où Blier montrait des relations sexuelles totalement débridées et désinhibées dans Les Valseuses, Doillon pointe du doigt les limites de ces nouveaux rapports amoureux. Car lorsqu’il est question de sentiments, il y a forcément des perdants et des affects qui viennent se greffer et tourmenter les âmes : la jalousie, un besoin d’exclusivité (qui n’est pas forcément synonyme de possession)… Le cinéaste souligne finement qu’un déséquilibre finit toujours par se créer dans ces situations. Par exemple, lorsque Léon constate que son ami se rapproche de Liv, il tente sa chance auprès de Rosette délaissée. Mais celle-ci le repousse. Chris aime peut-être sincèrement et de la même manière les deux femmes, cette situation finit toujours par en faire souffrir une des deux. Dans le groupe, Liv est celle qui représente à la fois un désir d’ailleurs et d’autre chose (elle est suédoise, elle ne semble pas avoir de problèmes financiers, elle est « libérée » d’un point de vue des mœurs) mais qui comprend aussi qu’elle ne pourra pas rester, qu’elle fait souffrir Rosette pour rien puisque sa vie n’est pas ici et qu’elle n’est pas réellement amoureuse de Chris. Il y a quelque chose de très beau et d’amer dans Les Doigts dans la tête. A la fois une certaine douceur et une grande tendresse pour ces jeunes qui font bloc pour lutter contre l’adversité dans une chambre soudainement transformée en havre de paix. Mais aussi une forme de désenchantement face à une existence qui reprendra forcément son cours « normal », charriant son lot de désillusions.
Le huis-clos comme îlot privilégié permettant de réinventer des rapports humains hors de toute norme sociale, on le retrouve dans La Drôlesse (1979). Situé à la campagne, le film s’intéresse une fois de plus à des individus issus des classes populaires. Mado a 11 ans et vit seule avec sa mère qui la maltraite. François a 17 ans, il est un peu simple d’esprit et loge sous une mansarde aménagée sous les toits d’une grange dans la mesure où sa mère et son beau-père l’ont chassé de la maison familiale. Le récit va sceller la rencontre de ces deux êtres mal-aimés et rejetés par la société de la manière la plus étrange qui soit : François va enlever Mado et la séquestrer dans sa chambre. Ce qu’il pourrait y avoir de scabreux dans ce postulat est traité avec une infinie délicatesse et une tendresse bouleversante. Doillon signe une épure qui rappelle parfois le cinéma de Bresson (rigueur de certains cadres, fondus au noir qui morcellent le récit, une jeune héroïne qui a des traits communs avec Mouchette…) mais qui reste marquée par ce désir d’utopie.
Hors du monde, Mado et François réinventent leur quotidien et une étrange amitié, sans ambiguïté, nait entre eux. A un moment, la petite fille demande à François de lui faire un bébé. Celui-ci lui rétorque qu’elle est trop jeune et que, de toute façon, « ça ne serait pas bien ». Dans sa naïveté, la phrase dit pourtant bien la droiture morale du film. Si cette relation peut paraître « contre-nature », c’est davantage notre regard et les normes édictées par la société que Doillon interroge. Loin du monde, ces deux êtres blessés redécouvrent la tendresse (la belle scène où ils s’endorment dans les bras l’un de l’autre) et un certain apaisement. Ils réinventent le quotidien en profitant de l’absence des parents de François pour se faire une soirée télé ou pour s’organiser des petits repas. Mado trouve dans François une sorte d’amour paternel dont elle a toujours été privée. Quant au jeune homme, cette figure paternelle qu’il est chargé d’endosser lui donne de nouvelles responsabilités et lui permet de retrouver une place dans le monde.
Dans le regard buté de la petite Madeleine Desdevises (tragiquement décédée trois ans après le film) se devinent les traces d’une enfance blessée. Doillon filme cet âge sans la moindre complaisance ni joliesse. Petit animal traqué, elle trouve dans ce refuge improvisé un peu de chaleur humaine et un nouveau sens à son existence. Cette utopie qui (re)nait à une micro-échelle sera évidemment rattrapée et anéantie par la société et une scène finale aussi abrupte que glaçante.
Dans La femme qui pleure (1979), Doillon recentre son propos autour du couple. Le personnage qu’il incarne lui-même (Jacques) tente aussi d’inventer de nouveaux rapports amoureux, basés sur la franchise et l’absence de jalousie. S’il vit toujours avec Dominique (Laffin) et sa fille Lola (Doillon), il s’absente régulièrement pour aller retrouver sa maîtresse Haydée (Politoff), sans rien cacher de cette liaison. Encore une fois, on retrouve ce désir d’ausculter le sentiment amoureux hors de toute convention et de toute norme. Jacques ne dissimule pas, parle très librement de sa maîtresse lorsqu’il est avec sa femme et s’inquiète toujours de Dominique lorsqu’elle n’est pas là. Mais ce qui, dans son esprit, pourrait paraitre comme une forme de franchise finit par blesser tout son entourage. En ce sens, le cinéaste pointe bien les limites d’une certaine « liberté sexuelle ». Celui qui en profite ici (à l’instar de Chris dans Les Doigts dans la tête) n’agit finalement qu’en égoïste et ne pense qu’à ses désirs individuels. Mais est-ce que l’amour peut se limiter à la possession exclusive d’un seul être ? Peut-on aimer deux ou plusieurs personnes à la fois ? Qu’est-ce que l’attachement ? Doillon pose toutes ces questions avec un aplomb qui frise l’impudeur (non pas en matière de corps exposés mais dans sa manière de dévoiler les sentiments les plus intimes et les douleurs les plus personnelles) et avec un sens de l’épure assez remarquable. Les fils du drame se mêlent dans les mêmes lieu (notamment la propre maison du cinéaste en Provence) et le fait que tous les comédiens portent leurs véritables prénoms accentuent ce sentiment de proximité et d’intimité. Cris, larmes, disputes, bagarres : les éléments qui feront par la suite qualifier le cinéma de Doillon d’ « hystérique » sont déjà là. Les dialogues, très écrits, sonnent parfois un peu artificiels mais le cinéaste fait preuve d’une direction d’acteurs remarquable. La femme qui pleure vaut, avant tout, pour la performance de l’inoubliable Dominique Laffin. A fleur de peau, écorchée vive, elle donne l’impression de ne pas jouer mais d’être cette femme amoureuse mais délaissée, qui tente parfois de se raisonner avant de se laisser submerger par la passion. Face à elle, Haydée Politoff (l’inoubliable Collectionneuse de Rohmer) incarne une femme forte et davantage maîtresse de ses émotions mais qui laisse entrapercevoir des fêlures. Partagé entre ces adultes qui se déchirent, il y a la petite Lola et déjà chez Doillon une réflexion sur la notion de famille et les manières de la recomposer.
Si La femme qui pleure est un film aussi amer, c’est qu’il pointe bien l’impossibilité d’une certaine « utopie » amoureuse, où tout un chacun pourrait être libre de papillonner à loisir, au gré de ses désirs et sentiments. Or dans toute relation amoureuse, il faut aussi dépasser son égoïsme et composer avec l’altérité. Doillon dissèque avec sa caméra-scalpel les malentendus, les plaies béantes et les douleurs entre des individus qui ne pourront jamais s’accorder. Sur un registre plus proche du psychodrame, le cinéaste se rapproche de certains Garrel avec sa manière de filmer « en famille » (ou presque) et de filmer au plus près l’intimité.
A ce titre, La Vie de famille (1984) pourrait ressembler à une sorte de « suite » de La femme qui pleure. Sami Frey incarne ici un alter-ego plausible de Jacques quelques années plus tard. Cette fois, il a quitté la mère de sa fille (qui a désormais une dizaine d’années) et vit avec sa nouvelle compagne (Juliet Berto) qui, elle-même, a une adolescente à la maison (Juliette Binoche). Comme tous les samedis, Emmanuel vient chercher sa fille mais lui propose cette fois une grande escapade qui leur permettra de tourner un film que la petite aura imaginé.
Le « héros » du film est un personnage assez typique du cinéma de Doillon : un homme assez fat, égoïste et séducteur, qui ne semble vivre que pour assouvir ses désirs. Que celles qui croisent son chemin puissent souffrir de son attitude, y compris sa fille, ne semble pas le troubler outre mesure.
On voit alors dans le film s’affronter des éléments contradictoires qui font les qualités et les défauts du cinéma de Doillon. Côté défauts, force est de reconnaître qu’on peut parfois être agacé par le personnage d’Emmanuel et par le côté très, très écrits des dialogues. Certaines répliques, notamment lorsqu’elles sont mises dans la bouche d’une enfant (« c’est parce que je t’ai cédé que tu me méprises ») paraissent un tantinet artificielles. Cet artifice couplé à une certaine hystérie dans les rapports entre adultes (voir la scène d’ouverture) annoncent les films les moins intéressants du réalisateur (La Pirate, Comédie !). Mais en parallèle, Doillon prouve qu’il n’est pas dénué d’une certaine fantaisie (à défaut d’être drôle, le film fait souvent sourire) et qu’il sait parfaitement diriger ses comédiens. Le meilleur de La Vie de famille, c’est lorsque l’homme et sa fille partent en voiture pour aller jusqu’en Espagne, au gré de leur fantaisie. Le film prend alors des allures de « road movie » où ce court espace/temps (le week-end) permet de réinventer les rapports père/fille et la notion même de famille. La petit Elise imagine des scènes ou des jeux qu’Emmanuel s’empresse de réaliser, y compris lorsqu’il s’agit de s’introduire par effraction dans une école ou profiter d’une piscine privée.
Le lien entre père et fille est assez touchant, même si on est parfois échaudé par la brutalité (verbale et psychologique, jamais physique heureusement) dont cet homme fait preuve parfois lorsqu’il s’adresse à sa fille, la considérant davantage comme une femme que comme une enfant. A travers ce voyage, Emmanuel se livre à une véritable tentative de reconquête de sa fille mais dans un rapport filial hors norme (sous une autre forme, c’était le cas dans La Drôlesse également) qui laissera au bout du compte une impression mitigée (la petite désirant davantage retourner à l’école que poursuivre son voyage).
Là encore, on peut percevoir quelques vestiges d’une certaine utopie chez Doillon (prendre la route sans véritable but, tisser des liens familiaux de nature différente que ceux de la famille nucléaire…) qui finissent par se heurter au réel. L’égoïsme de l’homme échoue dans sa confrontation aux autres (essentiellement les femmes) et fait plus de dégâts qu’autre chose. C’est assez frappant lorsque Doillon traite rapidement de la relation conflictuelle entre Emmanuel et sa belle-fille incarnée par Juliette Binoche. Comme la mère de cette dernière lui avoue qu’elle souhaiterait qu’il l’aime, celui-ci se jette sur l’adolescente et l’embrasse de force tandis que cette dernière se débat entre une attirance visible pour ce séduisant beau-père et un rejet de ce qu’il représente. Toute la fatuité du personnage apparaît là : sa manière de dicter aux autres son propre désir, cette volonté d’être aimé par toutes sans être capable de donner en échange… Malicieusement, Doillon montre que la petite Elise, puisqu’on est dans une autre forme de séduction (il n’est évidemment pas question d’inceste dans le film), est la seule qui parvienne à résister à Emmanuel et à lui tenir tête. Et la douleur qui lui revient en pleine figure à la fin du film n’en est que plus marquante car il comprend que cet amour-là, celui de sa fille, ne s’achète pas, ne se commande pas.
Et la force du cinéma de Doillon réside notamment dans cette justesse qu’il atteint lorsqu’il dissèque le sentiment amoureux, qu’il imagine de nouvelles manières d’aimer, de tisser des liens affectifs et qu’il montre que la complexité des rapports humains résiste finalement à toutes les théories et à tous les mots.
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Jacque Doillon, jeune cinéaste
4 films restaurés (4 K) – Éditions Malavida films
Les Doigts dans la tête (1974) avec Ann Zacharias, Olivier Bousquet, Christophe Soto, Roseline Villaumé
La Drôlesse (1979) avec Madeleine Desdevises, Claude Hébert
La femme qui pleure (1979) avec Dominique Laffin, Haydée Politoff, Jacques Doillon, Lola Doillon
La Vie de famille (1984) avec Sami Frey, Mara Goyet, Juliet Berto, Juliette Binoche
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