Premier long métrage de Jane Campion, Sweetie suit les pas de Kay, jeune femme introvertie et terne en apparence, un peu neurasthénique, sans doute, envahie de blocages internes (impressionnante Karen Colston, toute en douleur rentrée). On la voit évoluer à travers ses difficultés d’intégration sociale et la construction chaotique de sa vie de couple. Puis apparaissent sa sœur, Draw, tonitruante et d’autres ennuis… à moins que ce ne soit une autre vie plus forte. Le titre en dit beaucoup sur l’importance de ce surnom, traduisant une douceur affectueuse à l’égard de l’étrangeté de Draw et un amour familial pour une fille et une soeur dont la différence, si mise à nue, dérange. Car Kay observe aussi ses parents pris dans le dilemme de la place qu’occupe au sein de la cellule familiale par cette sœur incontrôlable.
Après 5 courts-métrages primés à Cannes, le 1er ayant même obtenu la palme d’or du court, Campion faisait preuve avec Sweetie d’une maitrise fascinante. Co-écrit avec Gérard Lee, qu’elle retrouvera plusieurs décennies plus sur Top of the Lake, Sweetie inaugure un travail régulier avec certains acteurs. Genevieve Lemon, qui joue Draw avec beaucoup de vigueur et d’inventivité, prendra les traits de Nessie dans The Piano avant d’apparaître dans Holy Smoke.
Mais Sweetie marque surtout les débuts d’une cohérence thématique intime. Cette oeuvre pourrait se définir comme un premier « portrait de femme » face à ses choix, son besoin d’individualité.
La sexualité tient déjà un rôle important dans la relation homme-femme, bestialité presque terrifiante dans son aspect incontrôlable, qui questionne les conformismes sociaux – et s’y oppose : ainsi le mythique 1er baiser de l’héroïne se métamorphose en roulade dans le cambouis sous une voiture, pour éviter une fiancée officielle. Cette même question de la sexualité hors-normes alimentera chez Campion des portraits de couples conflictuels en recherche d’équilibre, entre besoin de l’autre et besoin de laisser libre champ à la créativité, à une personnalité propre : dans The Piano, Holy Smoke, Top of the Lake…
Le magique, dans la construction d’un univers personnel, est déjà un outil de décodage du monde ou de son appropriation à travers l’élaboration d’un filtre personnel comme ce sera le cas dans Un Ange à ma Table où les contes de fées enfantins enchantent les ballades en forêt, légitiment une place dans la fratrie et posent les bases de la personnalité d’une écrivain. Magie poétique dans Sweetie choisie pour incarner le « Destin » ; l’héroïne s’en empare comme d’un superpouvoir, trouve l’audace de conquérir son futur conjoint pour répondre à ce qu’on lui a prédit, bien que le hasard de la disposition des feuilles de thé aient peut-être été modifié par la main d’un « fou », ce fils de la voyante ; délicate ironie de la cinéaste venant presque révéler le message secret de Sweetie : la liberté des « malades mentaux », des « déviants », nous aide-t-elle à vivre ou est-elle facteur de déséquilibres en chaine ? A la question de l’intégration des personnes borderline, Jane Campion répond un respectueux vivre ensemble qui, s’il ne résout pas tous les problèmes, laisse les êtres bien vivants, avec leurs douleurs, leurs erreurs.
L’attention portée par la cinéaste au quotidien est également déjà très présente : comme dans tout bon roman naturaliste, la sensation de l’instant cerne les personnages, leur permet de naitre et d’évoluer, de construire leurs relations. Les heures de prime abord si banales sont celles qui respirent le plus de joie, d’humour, de légèreté, de plaisir de vivre, en somme : le quotidien et l’amour offrent une antidote au tragique même s’il ne l’efface pas.
Il est difficile de ne pas lire en l’évocation par Jane Campion, de la place de l’artiste, du prix de sa liberté, un aveu à peine caché de son propre destin, de ses propres peurs. Prise de risque d’être femme libre, sortant d’un rôle préétabli et cela même si Campion est née dans une famille d’artistes au mitan des années 50 : époque de pré-changements radicaux liés aux mœurs. Elle offre à Draw une course éperdue et hasardeuse après un destin d’artiste où sa folie pouvait être autant la marque d’une créativité, qu’un obstacle à son éclosion.
Dans Sweetie, la cinéaste installe ses thèmes de prédilection de manière plus austère que par la suite, comme une esquisse de l’œuvre à venir : les destins de ses héroïnes en quête de liberté, seront moins dramatiques que celui de Draw, elles gagneront en ampleur à travers une écriture plus romanesque sans en être jamais dupe. Reprocher à Campion la beauté de son image, de ses couleurs, la taxer d’académisme s’est méconnaître une recherche esthétique en totale adéquation avec ses thèmes. Comme Bright Star réussira à merveille à trouver une correspondance visuelle à la poésie de Keats, Sweetie choisit de montrer la neurasthénie comme un univers grisâtre empli d’intérieurs étroits si présent dans cinéma anglais des classes prolétaires ou des petites classes moyennes (Mike Leigh, Alan Clarke). Mais avec déjà un réel sens du décalage ironique et du dé-cadrage coupant qui rappellerait presque le ridicule joyeux des photos de Marin Par : jardins avec leurs piscines en plastique et leurs murs en béton comme cadre des scènes. La formation art plastique de Jane Campion se rappelle à nous dans cette construction de plans plutôt statiques, lors que son cinéma montrera une plus grande fluidité de mouvements, particulièrement troublants dans The Piano et Portrait de femme ou la caméra semble suivre la souplesse harmonique des partitions de Nyman ou de Kilar. Plus tard, Jane Campion exposera moins sa cruauté et son sens de la dérision à la frontalité (si l’on excepte Holy Smoke) : plus douce donc plus insidieuse.
Alors que Sweetie est porté par le quotidien le plus prosaïque, Un Ange à ma table par sa lumière dorée fera glisser le biopic vers l’imaginaire. Le sujet de Sweetie ne se prête pas au lyrisme et aux envolées vers les contrées sauvages de l’Ada de The Piano, car Sweetie – et c’est presque unique dans la filmographie de Campion – est placé sous le signe d’un étonnant rejet de la nature à travers celui des arbres, tel un écho aux peurs des hommes, aux combats des colons du Pacifique contre des milieux hostiles qui les amenèrent à enfermer cette nature entre des murs de jardins en béton. La nature se fait métaphore de la sauvagerie de Draw, à travers sa liberté et sa frénésie de cette jeune femme sans barrière. Draw est sans surmoi quand Kay n’a pas ou difficilement accès à son « ça » freudien. Plus tard, la nature chez Jane Campion viendra refléter les états d’âme des personnages, mais aussi de leur goût pour le romantisme, souvent comme une alliée magnifique, prolongement de l’âme si cher aux poètes.
Peut-être parce qu’alors, avec la couleur, la fluidité, Jane Campion aura choisi d’être du côté des personnages dangereux (au yeux des autres et pour eux-mêmes) dans leurs libertés et non plus en lisière. L’ouverture qu’elle laisse enfin à son héroïne en constitue un indice : Kay semble s’ouvrir à l’audace et à la vie, du bout des doigts de pieds….
Sweetie est une porte d’entrée à l’univers de Jane Campion où chaque thème primordial est déjà présent, même si la bravoure romanesque n’y est pas encore éclose. Déjà y explose une certaine magie du quotidien le plus instantané, seule échappée possible à la tragédie et cet amour pour les destinées fissurées et décalées. Sweetie offrait le premier avatar de cette magnifique galerie d’héroïnes, avides de liberté, de créativité, de tolérance, si inspirantes pour nos propres vies.
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