Jean Epstein – « La Chute de la Maison Usher » (1928)

Retour sur « La Chute de la Maison Usher » (Jean Epstein, 1928)

La Chute de la Maison Usher et Le Tempestaire sont visibles en salles depuis le 18 juin. Ils ont bien sûr été projetés à la Cinémathèque Française lors de la récente rétrospective consacrée à Jean Epstein. Et ils font partie de l’ensemble de coffrets qu’a édités cette année Potemkine et qui permettent de revoir, voir, découvrir 14 films du cinéaste. Dans le cadre de cet article, c’est sur le film tiré de la nouvelle d’Edgar Allan Poe, et sur quelques aspects du travail de création, de transposition et de transformations effectué par Epstein pour le réaliser, que nous nous attarderons.

La Chute de la Maison Usher est une des œuvres majeures du courant auquel a appartenu le cinéaste : l’avant-garde française des années vingt, cinéma qualifié par certains commentateurs comme Henri Langlois d’« impressionniste »… Les images, les formes qu’Epstein crée en cette année 1928 sont – encore – innovantes… Elles découlent d’une recherche, d’une réflexion intellectuelle et sensible. Hautement poétiques, elles créent des climats, des sensations des plus singulières. L’étrangeté est le maître mot de cet opus.

Epstein suit le récit de la nouvelle – s’attachant d’assez près à certains des événements, des sensations que vivent Roderick et Madeline Usher, et le narrateur qui vient les visiter… Mais il y mêle, en les développant à sa manière, des éléments pris dans Le Portrait ovale. Roderick est peintre. Il fait le portrait de sa femme. Au fur et à mesure qu’il lui donne consistance sur la toile, elle perd de son énergie vitale. Epstein veut également donner une idée plus large de l’univers de Poe : notamment à travers cette représentation d’un personnage cataleptique donné pour mort, qui ne l’est en fait pas, et qui revient parmi les vivants. Une inscription dans la Maison accrédite l’idée que Roderick fut précédemment marié avec une certaine Ligeia. Elle a probablement subi un sort comparable à celui que va subir Madeline. Epstein s’inspire de plusieurs autres écrits de l’écrivain, parmi lesquels Ligeia, donc. Jacques Aumont a répertorié tous les textes de Poe dont se serait servis Epstein (1).Il y a un intertitre explicatif au moment où l’on voit le visiteur en passe d’arriver chez Usher : « (…) Sir Roderick tenait dans une étrange [c’est nous qui soulignons] réclusion sa femme Madeline, la dominant par sa nervosité tyrannique » – Poe avait évoqué à plusieurs reprises l’« agitation nerveuse » de Roderick. Effectivement, on voit deux fois le maître de la Maison Usher pris par sa passion de peindre, une pulsion qui l’amène même à envoyer (se) promener son vieil ami. Il retient sa femme quand celle-ci souhaite quitter l’immense salon où se trouve la toile et la palette, l’oblige à poser pour lui. Madeline est filmée à un moment derrière les cordes d’une lyre – Roderick est un artiste aux multiples activités, il est également musicien -, comme emprisonnée. L’irritation du peintre est notamment restituée par des gros plans de ses mains – lui servant dans son activité picturale -, qui parfois se crispent, se serrent vigoureusement. Des mains dont on voit comme des nervures lorsque le peintre se consacre à son art principal avec fébrilité (2).

Une touche de peinture posée avec le pinceau sur la toile implique qu’une touche de vie est enlevée à Madeline – celle-ci est vue porter à un moment, brusquement, la main à son visage. Un intertitre vient d’ailleurs souligner cette réalité. Quand le tableau est en passe d’être terminé, elle s’effondre, lentement mais sûrement. Ralentis de chute, dédoublements de l’image, association de plans en positif de Madeline avec des plans de celle-ci aux valeurs inversées, ou quasi statufiée. Le travail du négatif effectué par Roderick est ainsi bien rendu. De même que le passage de vie à trépas de la femme – il est comme analysé en détail. Epstein a conçu un tableau vivant en filmant la Madeline réelle – l’actrice Marguerite Gance qui parfois cligne des yeux, bouge légèrement – à travers le cadre imposant qui entoure la toile sur laquelle Roderick est censé peindre. Les bougies allumées près de cette toile ne semblent pas faire fondre la cire, contrairement à celles qui se trouvent près de l’épouse. Laquelle est blafarde, lasse, défaite, abattue… Toute beauté semble véritablement l’avoir désertée.

Lorsque Madeline a été enterrée, la Maison Usher est comme vide. La vie est devenue terne pour Roderick. Le temps s’écoule avec infinie pesanteur. Les ralentis donnent le rythme. Le balancier d’une horloge est comme le couperet d’une guillotine. Il y a de l’électricité dans l’air. Des cordes de guitare explosent. Epstein construit des séquences où la dimension purement visuelle semble primer sur l’aspect narratif… Mais le traitement dilatoire, catalytique permet en fait de narrer l’attente dans laquelle est plongé Roderick, de créer un suspense. Roderick a les « nerfs tendus » comme jamais. Il est dans un entre-deux… En communication avec ce qui double la réalité effective, le monde tangible – il a probablement pénétré les arcanes de la Vie et de l’Art. Le peintre attend et semble aussi en mesure de provoquer le retour de sa bien-aimée. Une force magnétique l’habite, il possède comme une maîtrise sur le temps (3).Il y a une différence entre la nouvelle et le film, qui peut passer inaperçue, mais qui est selon nous d’importance. Chez Epstein, Roderick et Madeline sont mari et femme. Chez Poe, ils étaient et sont frère et sœur. Ce sont deux êtres qui se ressemblent comme des jumeaux. Ils ont une proximité physique et des liens affectifs très forts, qui confinent à la passion, notamment de la part de Roderick. Madeline a été « la seule société » de celui-ci « pendant des années ». Et, au dire même du maître de la Maison, « des sympathies d’une nature presque inexplicables avaient toujours existé entre eux ». L’idée qu’une relation d’ordre incestueux a lié le frère et la sœur peut difficilement ne pas venir à l’esprit de celui qui lit la nouvelle. Elle explique et représente cette idée de l’enfermement dans cette Maison qui est une représentation métonymique de la lignée des Usher. Et cette idée de la chute, d’une dégénérescence de cette famille généalogique qui ne s’est développée que par stérile endogamie. Elle pourrait donner sens à cette « peur » tenace qui étreint Roderick, à ce « suffocant secret » qui ne peut être révélé.

Le sentiment pour le maître de la Maison qu’il doit mourir pourrait être une expression de la culpabilité de celui qui a brisé un tabou essentiel. Epstein ne s’aventure pas sur ce terrain délicat, et la logique de son récit qui ne se termine pas sur une destruction de la famille Usher, mais sur leur fuite hors de la Maison qui s’effondre, est compréhensible. Le feu est cathartique. Roderick le Prométhée est aussi un Phénix. Le visiteur epsteinien, en dehors du fait qu’il est représenté à travers un art figuratif et non pas purement symbolique, a davantage de consistances que le visiteur imaginé par le Bostonien. Il est à distance de l’instance énonciatrice. Il n’est pas un narrateur secondaire – impliqué dans la diégèse – se confondant avec le narrateur primaire et semblant finalement être dans un même état d’esprit que Roderick. Il se différencie d’ailleurs clairement du maître de la Maison : plus vieux – il ne peut véritablement avoir été un de ses « camarades d’enfance » -, bien moins à même de percevoir ce que son ami qui souffre d’hyperesthésie perçoit – ses sens sont altérés : il a besoin d’une loupe pour voir, d’un cornet acoustique pour entendre.Le lien étroit qui unissait chez Poe le narrateur implicite, le narrateur explicite – le visiteur -, et Roderick, venait aussi des jeux de mises en abîme, des correspondances réflexives au sein du récit ; il les permettait. Ces jeux et correspondances sont moins évidents, moins présents chez Epstein. Mais on mentionnera les plans troublants où Roderick est filmé de face, semblant peindre à même le cadre, à même l’écran. Roderick a quasiment des regards-caméra. L’appareil de prises de vues représente bien sûr le regard de la Madeline peinte qui est vivante et plus vivante que la sœur qui hante le salon – il y a donc des plans subjectifs -, mais ces images donnent à penser qu’Epstein se représente à travers son protagoniste-artiste. Et que c’est bien sûr de son art – le septième – dont il parle…

Avec cette belle œuvre filmique, Epstein donne corps à ce qu’il a par ailleurs théorisé, réfléchi verbalement dans ses écrits – ce qui concerne, entre autres, le ralenti, le gros plan, l’animisme, la photogénie de l’impondérable…Son cinéma s’inscrit pleinement dans l’air de son temps avec son fort caractère subjectiviste – une subjectivité souvent vue de l’extérieur pour utiliser une expression de type mitryienne… Que l’on pense aux mouvements de caméra quand le cercueil de Madeline est emmené en son caveau…

Epstein oscille avec bonheur entre expressionnisme et impressionnisme. L’expressionnisme se retrouve, entre autres, dans l’introduction où le visiteur demande à des paysans de la région à ce qu’on l’amène chez Usher, et qui n’est pas sans rappeler le moment où Thomas Hutter est en passe de rendre visite au Comte Orlok dans Nosferatu ; dans les plans de la jeune paysanne qui regarde le visiteur de ses yeux exorbités, à travers la fenêtre d’une auberge dont les murs sont recouverts d’une inextricable forêt de tiges tortueuses ; dans le décor du caveau où le cercueil de Madeline est installé. Les plans flous et ceux où flotte le brouillard, les plans représentant des éléments parfois difficilement identifiables – on peut y voir une sorte d’équivalent de la modalisation à laquelle a recours Poe -, les plans de paysages – images de l’umwelt traduisant la stimmung mélancolique – sont plutôt à placer du côté de l’impressionnisme.

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