Dans la foulée de la rétrospective qui lui a été consacrée à la cinémathèque française, Jean-Paul Rappeneau est à l’honneur avec la restauration de cinq de ses films (La Vie de Château / Le Sauvage / Tout feu tout flamme / Cyrano de Bergerac / Le Hussard sur le toit), tous de retour en salles.

Copyright Carlotta 2018

Début des années 70, après deux films se déroulant respectivement durant la Seconde guerre mondiale (La vie de château, 1966) et les guerres de Vendée (Les mariés de l’an II, 1971), Jean-Paul Rappeneau est en recherche d’un sujet contemporain pour son nouveau projet. À l’occasion d’un voyage au Brésil pour la présentation de sa deuxième réalisation, il découvre la mégapole São Paulo et les îles environnantes du port de Santos, deux décors qui vont lui inspirer les premières bribes d’histoire du Sauvage. Commence alors le développement du scénario avec sa sœur Elisabeth Rappeneau (jusqu’alors scripte) sur la base du point de départ suivant : un homme solitaire vivant isolé sur une île, contraint de revenir occasionnellement sur le continent… Rapidement apparaît la nécessité d’un personnage féminin que le héros rencontrerait en ville, qui lui imposerait ensuite sa présence. Il reste alors au cinéaste à trouver le casting idéal pour ces deux rôles, si Catherine Deneuve s’impose très vite côté féminin (retrouvailles neuf ans après La vie de Château), côté masculin la tache s’avère un peu plus ardue. Le réalisateur est d’abord tenté par un acteur étranger, précisément Elliott Gould, avant d’être dissuadé par son dialoguiste et coscénariste Jean-Loup Dabadie, lequel pose sur la table la question de la langue, sans parler de la volonté de son producteur Raymond Danon de « faire un grand film français avec de grands acteurs français ». Ce dernier propose à son ami Alain Delon mais celui-ci décline : « Tu me vois faire ma petite cuisine et grimper aux arbres ? », puis c’est au tour de Lino Ventura de passer la main : « une histoire d’amour avec une bonne femme qui m’emmerde ? Non merci ! », tandis que Jean-Paul Belmondo est tenté mais souhaite pour partenaire Laura Antonelli, sa compagne de l’époque, problème, ils viennent de tourner ensemble dans Les Mariés de l’an II, ce qui ne va guère dans le sens d’un changement ou d’un renouveau. À l’arrivée, Martin sera campé par Yves Montand (alors dans la décennie la plus faste de sa carrière) qui est séduit par le scénario et plus encore, selon le metteur en scène, par le titre. Au final, l’action ne se situe plus au Brésil mais au Vénézuela où l’on découvre Nelly (Catherine Deneuve) une jeune Française expatriée à Caracas. La veille de son mariage avec Vittorio (Luigi Vannucchi), elle change d’avis et prend la fuite. Poursuivie par Vittorio, elle fait irruption dans la vie de Martin (Yves Montand), un baroudeur solitaire et bourru qui occupe la chambre voisine dans l’hôtel où elle s’est réfugiée. Ce dernier, forcé à lui venir en aide doit semer le prétendant déçu, ainsi qu’un ancien amant, Alex (Tony Roberts) , à qui Nelly vient de voler un tableau. Ayant réussi à mettre la jeune femme dans un avion, Martin se retire sur une île déserte des Caraïbes où il mène depuis longtemps une vie tranquille. À son arrivée, il a la surprise d’être accueilli par Nelly…

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Comédie d’aventure sentimentale, Le Sauvage demeure plus de quarante après sa sortie une réussite majeure dans le répertoire du cinéma populaire français, lequel n’a ni honte de s’affirmer en tant que tel, ni la crainte d’avoir des exigences artistiques. Scénariste durant les premières années de sa carrière pour des gens aussi divers qu’Alain Cavalier (Le Combat dans l’île) Yves Robert (Signé Arsène Lupin), Louis Malle (Zazie dans le métro/Vie privée) et bien sûr Philippe de Broca (L’Homme de Rio/Le magnifique), dont il pourrait légitimement prétendre être l’héritier, Jean-Paul Rappeneau est également un féru de « screwball comedy » (celles de Frank Capra et Howard Hawks en tête). Ici, il tend à transposer en France, ce genre réputé typiquement américain en confrontant ses codes et son idée d’un rythme effréné, à des ressorts hérités du vaudeville, soit un registre beaucoup plus proche d’une certaine tradition française. Ces expériences, cette cinéphile et cette méticulosité (il suffit de voir les années écoulées entre chacune de ses réalisations, selon ses dires principalement consacrées à l’élaboration du scénario) accouchent d’un auteur rare et précieux. L’efficacité maximale du Sauvage tient en premier lieu à son écriture, précise ne laissant jamais rien au hasard. On constate, une fois n’est pas coutume, une caractéristique récurrente dans son cinéma, celle de ne pas chercher le rire à tout prix, en préférant prendre son temps pour le bâtir et le préparer savamment tel un élastique que l’on tendrait jusqu’à ce qu’il craque. En ce sens, le film n’est pas immédiatement drôle et au cours des premières minutes, on sourit essentiellement par bribes tandis qu’une mécanique qui s’avérera progressivement irrésistible se met en place. À l’image du point de départ – une femme s’apprêtant à épouser un homme potentiellement violent et dangereux avant d’être poursuivie par celui-ci – qui ne prête pas à la rigolade, on remarque qu’une majorité de séquences reposent avant tout sur des fondations de drames, auxquelles le comique vient se greffer seulement dans un deuxième temps. Il en résulte une construction faisant la part belles aux contrastes et contraires présumés en guise de premier décalage. Prenons l’exemple de l’introduction, l’attention est focalisée sur un personnage qui se révélera totalement secondaire dans la scène et disparaîtra du récit aussi vite qu’il y est apparu. Cela permet l’air de rien de créer une atmosphère festive, joyeuse, pour mieux faire détonner Nelly lors de sa première apparition dans le cadre et mettre en exergue que quelque chose ne tourne pas rond tout en donnant l’illusion inverse. Plus tard, l’intronisation de Martin, au détour d’une courte séquence, se distingue par son caractère quasi anodin – contenant pourtant discrètement des indices qui feront sens ultérieurement – la rendant paradoxalement marquante. Ce choix de privilégier une entrée sur la pointe des pieds à quelque chose de plus « tonitruant » permet d’affirmer peu à peu un héros inattendu tout empêchant le spectateur de se forger des certitudes sur son compte, l’exposant aux multiples surprises et rebondissements.

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À cette construction patiemment élaborée, se joint une mise en scène faite de mouvements ininterrompus ou presque (à la manière de la danse frénétique qui clôt le générique de début), à l’affût du rythme et des corps des comédiens, quand elle ne suit pas les élans entraînants de la bande-originale composée par Michel Legrand. Le travail sur les contrastes se vérifie également d’un point de vue esthétique, comme lorsque l’on passe de la nuit pluvieuse et terne des rues de Caracas aux murs colorés des chambres de l’hôtel, ou plus simplement que l’on bascule d’une métropole violente et imprévisible à une île paisible et paradisiaque. De ces nombreux paradoxes, se tisse une mécanique imparable faisant émerger un humour pluriel (comique de situations, ruptures de tons, sans oublier les savoureux dialogues de Jean-Loup Dabadie) où l’action pure (poursuites en voiture, bagarres chorégraphiées) s’oppose à une mélancolie et des sentiments sous-jacents peu à peu désarmants de justesse, tous ces registres étant abordés par le metteur en scène avec le même premier degré manifeste et la même noblesse. Film délesté du moindre instant superflu, même après maints revisionnages, Le Sauvage épate toujours autant par sa rigueur chirurgicale. Au rythme échevelé, répondent des pauses nécessaires aérant le récit, qui à l’image de la caméra se calent de manière invisible sur l’état des protagonistes, et plus particulièrement de la tornade Nelly, lorsqu’elle est endormie ou littéralement à bout de souffle par exemple. Toutes ces qualités de fabrications évoquées, il est difficile d’aller plus loin sans revenir sur un duo d’acteur instantanément iconique et culte, qui porte le long-métrage. Jean-Paul Rappeneau aime rappeler ces mots que lui avait dit Catherine Deneuve lors de leur première rencontre en prévision La vie de château :  « Je dois vous prévenir, je parle trop vite, je suis obligée de me freiner ! ».« Ne changez rien ! », lui a -t’il répondu en précisant que son rythme, a donné le la pour tout le film et pour les suivants, mettant en avant que ce « débit de mitraillette » n’empêche pas une articulation impeccable. La voix, la parole, constituent incontestablement des atouts de taille pour la comédienne afin d’affirmer le tempérament buté et inarrêtable de son personnage. Tour à tour horripilante, irrésistible, attachante, touchante, sa large partition nous rappelle des talents comiques parfois mésestimés, ou peu utilisés, même si les générations ultérieures sauront en tirer profit (Potiche de François Ozon, 2010 ou Palais Royal de Valérie Lemercier, en 2005, si l’on ne doit en citer que deux). Face à elle, Yves Montand, impose un tempérament contraire, calme, sage et raisonné, créant une alchimie immédiate, entre deux compositions pensées comme être parfaitement complémentaires. Il se murmure que sachant qu’il n’était pas le premier choix, l’acteur le fit gentiment payer au cours du tournage puis pendant la période de promotion, en étant régulièrement bougon, état dont le réalisateur su tirer profit, évoquant une bénédiction pour le rôle.

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Derrière le plaisir et la légèreté, se dessine une vision du monde lucide dans ses constats, un univers coordonné par le pouvoir l’argent roi (celui de Vittorio ou de la multinationale de parfum), dont le caractère néfaste est contrecarré par l’optimisme d’un metteur en scène, préférant offrir à ses héros la possibilité de s’en affranchir, l’opportunité de recoller avec l’essentiel, sans pour autant tomber dans une forme d’utopie. Dans une œuvre faisant, de manière générale, la part belle aux personnages féminins libres et émancipés, Nelly fait office de porte-drapeau, par son refus permanent de se soustraire aux normes en vigueur pour tracer sa propre voie, trouver par elle-même les conditions de son épanouissement sans attendre qu’on les lui donnent. Un joyau au charme intemporel et délectable signé d’un orfèvre de la comédie française, ici au sommet de son art.

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A propos de Vincent Nicolet

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