Jean Renoir – « Partie de campagne »

Comme l’écrit si justement Guillaume Bryon dans son article sur La Règle du jeu, « Il ne faut sans doute pas griller toute les cartouches de sa vie de cinéphile trop rapidement »… Le temps serait-il venu de découvrir ou de revoir Partie de Campagne en version restaurée ? Cinéphiles exigeants, ardents spectateurs, chacun devrait se réjouir de respirer à plein poumons le charme de cette merveille, aussi petite dans sa durée qu’elle est infinie dans sa beauté.
 
Depuis le centenaire de sa naissance en 1994, Renoir (1894-1979) est plus que jamais au cœur de l’histoire de l’art du cinéma. La découverte d’une somme précieuse de documents autour de sa mort a offert à l’œuvre une exégèse exhaustive et la possibilité d’être à distance de plusieurs mythes. Comme autant de repeints et de couches de vernis ôtés sur une peinture toujours magnifique mais brouillée. Comme autant de films restaurés ces dernières années, Partie de Campagne étant le dernier. En vrac, des versions de scénarios (jusqu’à sept pour La Règle du Jeu !), des plans de travail rigoureux, (découpages, scènes à scènes, dialogues, retravaillés, etc.), des rushs et des essais d’acteurs (de Partie de Campagne), des projets inaboutis, des synopsis, etc. passés de mains en mains, du génial producteur Pierre Braunberger (1905-1990) à celles du gardien Henri Langlois (1914-1977), ou celles de La Compagnie Jean Renoir, ou de l’UCLA.
Quelques repères subjuguent ! Disons tous les vingt ans, comme autant de curseurs… Jean Renoir, vivant puis mort, paraît « épouser » son époque le XXème siècle puis la nôtre, au tout début d’un nouveau millénaire. Une naissance dans une famille insolite comme on gagne à la loterie, une image… À vingt ans, il est par deux fois sur le front de la première guerre mondiale où il manque d’y être amputé. À quarante, après des années entêté à faire des films, une série de chefs-d’œuvre (certains à postériori) font de lui un réalisateur reconnu et populaire. « Le Patron » connait ses premiers succès ( Boudu Sauvé des Eaux,  Le Crime de Monsieur Lange), mais aussi une polémique et un échec violents qui le marqueront à vie, avec « La règle du jeu » Que ce soit la fin des années folles, les crises sociales, la courte utopie du Front Populaire, la montée des fascismes, Renoir est un artiste engagé; mais il est surtout devenu un cinéaste doué, un scénariste original, un adaptateur capable de faire un vrai film à partir d’une œuvre littéraire, un brillant dialoguiste, etc. Il est aussi un boulimique de travail à l’imagination effrénée, un boulimique de l’écriture et de son art.
À soixante ans, alors qu’il vient de passer dix ans aux États-Unis, naît le (premier ? second ? troisième ?) mythe Renoir.  Consentant, il est propulsé « étendard  et figure de proue » des futurs cinéastes de la nouvelle vague, Truffaut, Rohmer, Rivette en tête. Alors qu’à cette époque, son cinéma passé par Hollywood (Le Fleuve) rompt avec un « certain » naturalisme et s’ouvre à des inspirations et à des adaptations de grands classiques de la littérature (Mérimée, Marivaux, Molière) ! Ces critiques enjoués, bientôt derrière la caméra ne peuvent pas voir dans son œuvre le travail inouï et rigoureux en matière d’écriture (scénarios, dialogues), de préparation, de découpage, de « tournaison » (son terme à lui), de montage, etc., par absence des archives découvertes ensuite, et par défaut d’un travail historiographique qui a pu se faire depuis. Telle une projection de simplicité, de liberté, d’improvisation et d’authenticité, ces jeunes (futurs) cinéastes français ont voulu voir en la « méthode Renoir » ce qui les inspirait…
Sa légende est aussi savamment nourrie par Renoir himself ! Et avec frénésie jusqu’à sa mort. Son bonheur d’homme accompli, sa fausse modestie, son humour, son goût démesuré pour l’écriture et son génie pur comme alliés… En parallèle de ses activités artistiques, Renoir participe à des publications, des interviews, des films documentaires, etc. Il publie « Ma vie et mes films », co-écrit « Ecrits » ; reçois un Oscar pour son œuvre et la rosette de la Légion d’honneur (par Françoise Giroud scripte de La grande Illusion).
Depuis sa mort, les archives écrites (considérables), les bobines retrouvées, les témoignages de ceux qui l’ont connu, etc. ont presque donné naissance à une nouvelle discipline : l’historiographie de l’œuvre de Jean Renoir ! Et en 2014, beaucoup de mythes ont volé en éclats, révélant pour de bon un cinéaste unique, précis, complet, loin de l’image du cinéaste libre, improvisant, en plein air, etc. Surtout, ces archives et leur exégèse montrent un Renoir acharné à écrire.
Pour lui, Partie de Campagne devait être un court- métrage possédant les qualités d’un long… Budget modeste mais pourcentage sur recette pour tout le monde ; équipe de familiers ; choix de la rive gauche du Loing où Renoir réside, pas Bezons sur Seine ; écriture du scénario dialogué en trois mois… Et Renoir très occupé va bientôt tourner les Bas-Fonds et La Grande Illusion. Trois versions du scénario plus loin de Partie de Campagne, il y a de la matière pour plus de 50’. Dès lors, commence une aventure proprement extraordinaire autour du film, aux aléas et aux rebondissements sans fin. Une seule anecdote mais de taille, Renoir verra pour la première fois son film en 1950 chez lui à Hollywood !
Pour ceux qui souhaiteraient tout savoir sur l’histoire insensée et fascinante de ce film, c’est passionnant, les deux ouvrages (complétés et réunis en un) d’Olivier Curchod sur Partie de Campagne et La Grande Illusion (éd. Armand Colin). Par exemple : « Qui de Cartier-Bresson, Becker, Heymann, Allégret a fini le film en Août 1936 du 8 au 14 ? ».  Ou encore : « De menus objets et costumes… dessinés par le jeune Luchino Visconti » !  Et pour tous les spectateurs, la promesse d’une réappropriation, d’une vision, d’une « mise en cinéma » de tout ce qui rappelle volontairement les peintres d’avant-garde contemporain et amis pour certains de Maupassant ; de Cézanne à Monet en passant par Sisley et tant d’autres dont son père… Plus un soin cinématographique aigu de bout en bout; une grande finesse faite de rigueur et d’imagination, portée à l’adaptation de la nouvelle de Maupassant, un découpage clair, des dialogues toujours retravaillés pour le cinéma, un art encore jeune ; les jeux d’ombre et de lumière, les profondeurs de champ du cinéaste, obtenus entre deux averses d’un été pourri sur les bords de Loing…
Dès le 25 juin 1936, deux jours avant le 1er clap, Renoir tourne ses essais d’acteurs. La sortie restaurée du film vaut aussi pour ces presque quinze minutes d’essais diffusés avant la projection. Ils et elles sont tous là, Julia Bataille femme de Georges (lui-même figurant séminariste ? Comme Jacques Becker  le fût. A vérifier pour les puristes !), Julia Bataille qui porte bien son nom car le tournage va virer au cauchemar entre elle et l’équipe. Renoir s’y montre, derrière puis devant la caméra, sûr de lui, sachant ce qu’il souhaite obtenir de ses acteurs, comment il va les éclairer, etc. Lui-même se prête au jeu puisqu’il jouera le père Poulain patron de l’auberge, lascif qui aime la sieste avec sa servante (dans le rôle, sa femme Marguerite Renoir) ; tout du charme, de l’intelligence, de l’énergie, de la malice, du bonheur d’être là, lui « le patron » jovial et fin à la fois, transparait à travers ce bout d’essai touchant.
La séance dure une heure environ avec les « essais ». L’expérience trop rare du moyen format de Partie de Campagne (40’) contribue pleinement à la joie qu’il procure et diffuse. Au point de ressentir une sorte de fusion entre deux temps souvent inconciliables, celui de la littérature et celui du cinéma…

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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