Jerzy Skolimowski – "Le Départ" (reprise, 1967)

Malavida ressort le film de Jerzy Skolimowski le 21 novembre dans une nouvelle copie restaurée (image et son) après ses sélections au Festival de Cannes, La Rochelle et Lumière.
Alex (aux commandes du hors-bord) – « Ça va la vitesse ? »
Michèle – « J’entends pas, mais c’est très beau ! »

Dans un précédent article consacré à Moonlighting (Travail au noir, 1982) de Jerzy Skolimowski, nous évoquions le sens du burlesque du réalisateur. Skolimowski, en admirateur de Chaplin et Keaton, aime parsemer ses films de situations cocasses pour lesquelles, souvent, il demande à ses interprètes des performances dignes des grands acteurs comiques du muet. Nous pourrions partir de ce constat pour aborder la ressortie en salle du Départ, grand film « physique » dans lequel Jean-Pierre Léaud réalise une prestation assez incroyable. En constants mouvements, il court, saute, rebondit d’une situation à l’autre, se met en danger tel un électron libre qui parcourt le film (1). L’histoire s’y prête. Jeune garçon coiffeur qui ne rêve que de courses automobiles, Marc, s’inscrit avec une Porsche à un rallye qui doit débuter dans deux jours. Il s’entraîne la nuit, espérant « emprunter » la voiture de son patron pour concourir. Au dernier moment, celle-ci n’est plus disponible et il doit trouver une autre voiture, peut-être avec l’aide de la jeune Michèle rencontrée au cours de ses nombreuses déambulations…

Les quelques premières images du film imposent le rythme : après l’apparition de Léaud dont la tête surgit d’un pull à col roulé (belle image référence aux Quatre Cents Coups), le générique se poursuit sur une splendide Porsche roulant de nuit sur les autoroutes et routes de campagnes belges. Ensuite, en bolide ou en 2 CV, en moto ou à pied, le film ne sera qu’une course constante vers la solution tant recherchée par Marc pour participer à la compétition à laquelle il s’est inscrit. Cette omniprésence des véhicules dans le film est due à la production même de celui-ci. Jacques Ricquier est le propriétaire des Editions Jaric qui éditent en Belgique deux magazines d’automobiles. Son épouse, Bronka Abramson, d’origine polonaise, aime les arts et veut produire des films de qualité à caractère international. Elle fonde en 1966 la maison de production Elisabeth Films à Bruxelles. Elle a des contacts avec Polski Films qui lui envoie un jeune cinéaste, Jerzy Skolimowski. Celui-ci dispose de quatre millions de francs belges, entièrement payés par les époux Ricquier, pour réaliser un film en Belgique dont le sujet doit porter sur les voitures de sport rapides. Le jeune réalisateur de 28 ans dont c’est déjà le cinquième film (après Signes particliers : néant en 1964, Walkover en 1965, La Barrière en 1966 et Haut les mains ! en 1967) doit réaliser Le Départ sur la durée réduite de 27 jours en janvier et février 1967, profitant du Salon de l’Automobile qui se tient au même moment à Bruxelles pour y tourner quelques scènes.

Ces conditions de tournage qui, pour beaucoup, se révèleraient ingérables seront au contraire un véritable moteur pour la créativité de Skolimowski (2). Proche des capacités d’adaptation aux aléas des productions dont Godard fait preuve durant la même période (3), Jerzy Skolimowski transforme les faiblesses en atouts et s’entoure pour ce faire de collaborateurs de premier ordre. Les acteurs sont directement empruntés à  Godard puisque Jean-Pierre Léaud et Catherine Duport viennent tous deux de jouer dans Masculin féminin (1966). Le belge Willy Kurant, chef opérateur habituel de la Nouvelle Vague (il collabore avec Jacques Rozier, Pierre Kast, Agnès Varda…) vient également d’achever le film de Godard et suit donc les deux acteurs sur ce nouveau tournage. Au scénario et à la musique, Skolimowski implique aussi deux de ses compatriotes : Andzrej Kostenko et Krzysztof Komeda. Le premier a étudié avec le réalisateur à l’Ecole de cinéma de Lodz et son travail d’écriture sera déterminant dans la finalisation du scénario du Départ à la veille du tournage. Le second jouera quant à lui un rôle déterminant dans l’esthétique si particulière du Départ, comme nous allons le voir.

« Quelle est la grande force de Jean-Luc Godard ? C’est d’avoir un œil et une oreille, et non synchrones », expliquait Jacques Rivette aux Cahiers du cinéma en 1981 (4). Cette « désynchronisation », on peut dire quelle représente une passerelle de plus entre le cinéma de Godard et celui de Skolimowski et que Le Départ en est l’exemple-type. Jerzy Skolimowski ne disposait pas de possibilités d’enregistrement du son en direct pendant le tournage et les moyens dédiés à la post-synchronisation étaient limités. Dès lors, plutôt que de masquer ce décalage constant entre le son et l’image, Skolimowski va en jouer, construisant des scènes entières sur celui-ci (la scène très drôle du Maharadjah) ou laissant la musique « commenter » les images à de nombreuses reprises. Ainsi, avec une liberté qui évoque le cinéma muet, les images, détachées de la contrainte du son, construisent de façon autonome leur propre discours, tour à tour burlesque (la scène du miroir), ludique (la superposition des chevaux en promenade sur le cheval cabré qui orne le capot de la Ford Mustang), surréaliste (le vieil homme qui passe continuellement près du marchand de saucisses pendant que rebondit étrangement un ballon dans les escaliers), intime (les nombreux gestes « naturels » des acteurs comme saisis sur le vif à leur insu)… De son côté, Krzysztof Komeda (5), présent tout au long du tournage (Jerzy Skolimowski ne parle pas le français et Komeda servira d’interprète avec l’équipe), compose, avec l’aide de Don Cherry à la trompette (connu pour son association avec Ornette Coleman) et Gato Barbieri au ténor (le futur auteur de la BO du Dernier Tango à Paris de Bertolucci), un free jazz aussi inspiré que les images sont inventives. Il n’y a guère que le Shadows (1959) de John Cassavetes pour offrir une même complémentarité créative entre les images et la musique, signée Charlie Mingus, dans des conditions techniques et de production également précaires. Ajoutons à cela la magnifique chanson interprétée par Christiane Legrand, chanson qui ouvre le film et revient le ponctuer, et l’on aura compris que la bande son du Départ est à la fois une des plus séduisantes qui soit mais aussi une des plus pertinentes jamais composées.

Pendant la première heure du film, nous sommes charmés par cette liberté visuelle et sonore qui nous laisse à peine le temps de respirer. Au bout de celle-ci, un thème, amené précédemment par touches progressives, se dessine cependant enfin plus nettement. Au cours d’un défilé de maillots de bain, le réalisateur insiste sur le contraste entre les riches acheteuses marquées par les ans et les jeunes mannequins aux corps parfaits (avec un grand art du découpage entre les visages ridés et les corps « décapités » des modèles). On repense alors aux vieillards croisés dans les scènes précédentes. Au cours de cette même séquence, Marc est dragué par une cliente du salon de coiffure qui lui fait comprendre qu’en échange de ses faveurs, il pourrait disposer de sa Porsche pour le rallye. Cette scène, que l’on peut d’ailleurs voir comme l’esquisse d’un passage identique dans Deep End trois ans plus tard, évoque un thème cher à Skolimowski, celui de la corruption de la jeunesse par un monde adulte qui a peur de son propre vieillissement. En 1967, au moment où une nouvelle génération commence à refuser le passif de la génération précédente (guerre, Occupation, guerres coloniales…), ainsi que son modèle paternaliste autoritaire, on peut dire qu’un tel film tombe à pic. Contrairement à Godard, Jerzy Skolimowski évite cependant d’appuyer son propos sur une lecture politique trop directe, préférant l’aborder de biais et donner à son personnage central une dimension plus universelle : celle du jeune « idiot » immature dont les exemples pullulent dans la littérature russe et polonaise (6). Dans le dernier quart d’heure du film, lors d’une scène d’amour magistrale, Skolimowski tombe enfin le masque, abandonne la dérision, pour arrêter la course de son personnage dans une chambre d’hôtel (ce moment est anticipé par une séquence précédente où le personnage de Marc est immobilisé dans un coffre de voiture avec la jeune Michèle) où celui-ci doit enfin regarder l’autre, l’approcher, le connaître, l’aimer. Passer à l’âge adulte.

Il reste un dernier tour de clé à donner à cette critique. Dans l’article précité, nous avions rapproché le travail de Jerzy Skolimowski avec celui de Monte Hellman. Ce parallélisme est ici d’autant plus évident puisque Le Départ raconte la même histoire que Two-Lane Blacktop (1971) : des jeunes gens cherchent à tout prix faire une course qui, au fur et à mesure du récit, se révèlera de moins en moins importante car une jeune femme à croisé leur route et les oblige à prendre leurs responsabilités et perdre leurs illusions. Derrière cette histoire simple, simpliste diront certains, les deux cinéastes construisent une métaphore (n’oublions pas que le monde du cinéma et celui de la course automobile partagent le mot « moteur ») qui dépassent l’histoire individuelle pour rejoindre l’histoire collective, celle d’une époque, d’un pays, d’un continent, d’un temps aussi qui n’hésitait pas à penser la fin de l’Histoire. Sur une route au cœur de l’Europe pour l’un, au cœur de l’Amérique pour l’autre, un film lancé à pleine vitesse s’achève sur la combustion de ses images alors que vrombissent des bruits de moteurs. Une époque s’achève, il n’est pas certain qu’une autre commence, entre les deux, le cinéma vient de mourir, Le Départ et Two-Lane Blacktop en sont les deux bornes terminales. « Fin de conte », « Fin de cinéma », inscrit Godard au générique d’un de ses films au même moment.

1. Génie de Jean-Pierre Léaud, pur être de paroles chez Eustache (La Maman et la Putain, 1973), pur corps en mouvement chez Skolimowski.
2. Ce qu’il prouvera à nouveau avec
Moonlighting écrit en onze jours, pré-produit en deux semaines, tourné en 23 jours, soit un film achevé en quatre mois de la première ligne rédigée jusqu’au terme de la post-production.
3. Godard tourne la même année
Made in USA dans des conditions assez similaires. Par ailleurs, outre certains de ses collaborateurs, Le Départ doit beaucoup à Masculin féminin : portrait des garçons et des filles d’une époque indécise où la société de consommation prend le pas, où les affiches publicitaires sont omniprésentes et nous « regardent » (à plusieurs reprises dans Le Départ) et où, par ailleurs, Georges Perec vient de publier Les Choses. Rappelons également cet extrait de courrier de Godard adressé à Skolimowski qui les place tous les deux sur un même pied : « N’écoute pas ces imbéciles d’Américains ! Toi et moi sommes les meilleurs cinéastes du monde ! »
4. Daney, Serge, Narboni, Jean et Laurent, Gwennolé, Entretien avec Jacques Rivette, in Cahiers du cinéma n°323/324, mai 1981, p. 18.
5. Krzysztof « Komeda » Trzcinski est le premier musicien à jouer du modern jazz en Pologne dans les années cinquante. A partir de 1958, il compose la musique de
Deux Hommes et une armoire (1958) de Roman Polanski et mène alors une double carrière de musicien de jazz à la tête de son ensemble et de compositeur de musiques de films. Loin d’être un travail alimentaire, la soixantaine de BO composées par Komeda entre 1958 et 1969 seront pour lui un véritable champ d’expérimentations (notamment par la multiplication des pistes sonores). Ses œuvres les plus connues pour le cinéma restent attachées aux films de Roman Polanski : Le Couteau dans l’eau (1961), The Fearless Vampire Killers (Le Bal des vampires, 1967), Rosemary’s Baby (1968). Krzysztof Komeda décède accidentellement en 1969 à l’âge de 38 ans.
6. Ce personnage, comme ceux de Godard d’ailleurs, pourrait être le lointain descendant des nombreux « adulescents » ou « kidults » qui peuplent le cinéma français et américain actuel. On voit aussi avec le temps combien, derrière ces appellations « pop » et marketing, la représentation de la jeunesse à perdu en mystère et en authentique désespoir.

[Re-édit de la chronique parue le 10/09/2011 à l’occasion de la ressortie du film]

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A propos de Alain Hertay

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