Après Un jour, un chat (Votjetch Jasny, 1963), Malavida Films poursuit sa redécouverte du cinéma tchèque avec la ressortie de trois films de Jiri Menzel : Trains étroitement surveillés (1966), Alouettes, le fil à la patte (1969) et Une blonde émoustillante (1981). Figure majeure de la Nouvelle Vague de son pays au côté de Milos Forman, Ivan Passer, Vera Chytilova, Jan Nemec et Jaromil Jireš, il commence sa carrière en signant l’un des cinq segments du long-métrage collectif, Les Petites Perles au fond de l’eau (1965, Chytilova, Menzel, Nemec, Schorm, Jireš), considéré comme l’un des manifestes de ce nouveau mouvement. Ce premier essai est déjà adapté d’un recueil de nouvelles de Bohumil Hrabal, écrivain dont les livres constitueront la principale source d’inspiration des scripts du réalisateur, notamment pour les trois scénarios qui nous intéressent ici. L’année suivante, ce dernier se lance dans la réalisation personnelle avec Trains, étroitement surveillés qui lui assure d’emblée une renommée internationale, comme le prouve l’Oscar du meilleur film en langue étrangère qu’il reçoit en 1968. Porté par le vent de liberté qui souffle alors à l’Est, il tourne Alouettes, le fil à la patte, critique explicite de la stalinisation forcée de sa nation dans les années 1950, mais l’invasion des troupes soviétiques vient mettre fin au Printemps de Prague et, plus largement, à cette heureuse période cinématographique durant laquelle les artistes se sentaient affranchis des entraves du pouvoir. Son quatrième long-métrage est donc interdit par la censure et ne sortira qu’en 1990, après la chute du Mur, date à laquelle il obtient l’Ours d’or au Festival de Berlin. Contrairement à la plupart de ses confrères, il ne quittera jamais la République Tchèque, en dépit de la défiance du régime à son égard, qui l’empêche de tourner jusqu’en 1974, et continuera sa carrière jusqu’en 2013, avec The Don Juans, avant de s’éteindre en 2020.

© Malavida

Le titre choisi par Malavida Films pour cette rétrospective, La comédie est une arme !, définit parfaitement le tempérament de Menzel, auteur satirique qui s’est toujours servi du rire pour dénoncer la rigidité du monde, sa fermeté. Son arme est celle de la dérision puisque les représentants de l’ordre et les tenants du conservatisme sont toujours tournés en ridicule dans ses œuvres. Dans Trains étroitement surveillés, qui se déroule durant la Seconde Guerre Mondiale, un chef de gare rongé par son carriérisme et un officier allemand qui ne conçoit la vie qu’à travers le sacrifice et le conflit sont représentés comme deux hommes ayant renoncé à tout plaisir pour satisfaire un objectif vain et mensonger. La soumission à l’idéologie, par quête du confort, et le fanatisme qu’elle fait naître, transforment ces êtres en des marionnettes guidés par un phénomène qui les dépasse et qui les conduit à se passer des saveurs de l’existence. Dans Alouettes, le regard abattu et mélancolique du contremaître révèle la tristesse que lui procure son métier tandis que le dirigeant qui vient visiter l’usine apparaît comme un vieux sénile au discours incompréhensible. Une blonde émoustillante dresse quant à lui le portrait d’un petit village régi par une petite bourgeoisie qui ne pense qu’au business et qui regarde tout écart à la doxa avec désapprobation.

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À ces figures de l’ennui s’opposent des personnages de rêveurs dotés d’un  « émerveillement dans le regard, comme s’ils continuaient à voir le monde avec féerie même dans les moments les plus terribles de l’Histoire », (1) et qui apportent au monde une touche d’insouciance et de folie. Menzel n’a jamais caché sa passion pour les maîtres du muet que furent Buster Keaton et Charlie Chaplin et cette influence se retrouve chez ces êtres candides, inadaptés à une société mécanique et routinière dont ils perturbent les rouages par leur fraîcheur et leur liberté. Elle se reconnaît également par la dimension burlesque de ces films, notamment Une blonde émoustillante dont certaines blagues reposent sur une utilisation de l’accéléré, parsemés de divers gags qui viennent évacuer la noirceur du récit, leur permettant de se maintenir dans le registre de la comédie. Si le traitement se veut léger, le propos est autrement plus sérieux et alerte sur les dangers du conformisme, fléau condamné avec constance par le cinéaste sans jamais céder à la simplicité du manichéisme. Dans son univers diégétique, les personnages malfaisants sont d’abord victimes de leur aveuglement, ou de leur docilité, et finissent par envier à leurs antagonistes leur témérité. Le regard qu’il appose sur ses créatures est tendre et humaniste, quel que soit leur rôle dans la narration. Le tout est mis en scène avec une justesse matinée de pudeur qui refuse le recours facile aux effets spectaculaires ou au pathos. Comme le souligne Olivier Rossignot (2), son art repose sur « un sens du cadrage et du montage », voire du décadrage, qui lui permet de faire naître des images empreintes de poésie résumant à elles seules le drame de ses héros qui voient les sources de leur bonheur repoussées dans le hors-champ.

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« J’ai fait l’école ferroviaire pour devenir chef de gare. Tout le monde sait que c’est pour pouvoir flâner sur le quai de gare, un drapeau entre mes mains blanches épargnées par le travail pendant que les autres triment, triment, triment. » C’est par ces mots prononcés par Milos, le jeune héros de Trains étroitement surveillés, que s’ouvre la filmographie de Menzel, annonçant ainsi un programme que la suite de sa carrière s’appliquera à développer. Le jeune homme vient alors de nous raconter que son père, et les aïeux qui l’ont précédé, sont souvent parvenus à se soustraire au monde professionnel pour mener une vie de tranquillité et de loisirs, et qu’il entend bien suivre la même voie. D’emblée, le réalisateur souligne le besoin qu’ont ses personnages d’échapper à l’enfer de l’industrie et du travail afin de pouvoir se tourner vers une destinée moins contraignante. Cette introduction apparaît dès lors comme le point de départ d’une œuvre structurée à partir d’une opposition entre une vie routinière, aliénante et une existence plus ludique, guidée par la recherche du plaisir, où le jeu constitue le moteur de toute action. Le cadre principal d’Alouettes¸ une déchetterie dans laquelle sont forcés de travailler des bourgeois en passe d’être rééduqués, s’apparente à une prison à ciel ouvert et illustre parfaitement ce quotidien terne et sans joie. Le montage s’arrête sur ces grosses machines qui trimballent des ordures de part et d’autre d’un espace en ruines, prenant ainsi la forme de ces institutions qui font obstacle à l’avancée de ses citoyens. Cette grande poubelle fonctionne alors comme métaphore d’un empire soviétique devenu une industrie uniformisante et monotone. Pour combattre cette déshumanisation, les protagonistes tentent de redonner à l’univers toute sa magie en laissant libre cours à leur fantaisie. Au lieu de lui apprendre les spécificités de son métier, le sous-chef de gare initie Milos à la sexualité et la gare devient le théâtre d’une sensualité pleine de facéties. Dans ce film comme dans Alouettes, les amants se courent après avant de passer à l’acte, comme s’il s’agissait d’un jeu, faisant de la sexualité la source d’une fantaisie retrouvée. Prenant à la lettre l’injonction de son mari lui intimant d’aller se divertir en haut de la cheminée afin qu’il puisse travailler dans le calme, Maryska monte au ciel sans crainte des commentaires désapprobateurs, de la même manière qu’elle déguste des escalopes et de la bière au petit déjeuner. Ces comportements ludiques ne sont pas seulement liés à la recherche de l’amusement, ils constituent des actes de résistance à la froideur de la société. Sans se dépourvoir de leur innocence, les figures menzeliennes finissent toujours par s’engager corps et âme dans la lutte contre l’injustice qui les entoure, s’orientant ainsi vers une issue tragique. Trains étroitement surveillés et Alouettes se terminent par une même résolution narrative avec, pour chacun d’eux, une concomitance de deux événements, l’un intime et l’autre politique, qui entrave les aspirations et les retrouvailles des principaux protagonistes. L’Histoire reprend le dessus et détruit les idylles, laissant les êtres à leur solitude et refoulant leurs rêves. Les deux films se referment par un regard vers le hors-champ, signe que le bonheur s’est déporté vers un ailleurs de plus en plus incertain : celui de Masa, qui observe la fumée noire envahir le cadre et celui du prisonnier d’Alouettes, fixant avec un espoir poignant la lumière qui s’éloigne au loin.

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Ces trois opus sont également liés par une même observation de la conjugalité et de tout ce qui vient mettre en danger son harmonie. Dans chacun d’eux, les amants se fâchent et font chambre à part le temps d’une séquence, poussés dans leur décision par des éléments extérieurs qui pèsent sur leur union : la virilité, les attentes qui pèsent sur l’homme dans Trains étroitement surveillés et les différences de culture dans Alouettes, entre le contremaître et sa femme issue d’une culture gitane. La préservation du couple constitue le sujet principal d’Une blonde émoustillante dont le mari supporte mal les compagnies masculines et l’érotisme naturel qui se dégage de sa personne. L’enjeu consiste à savoir comment cette union va résister aux différentes perturbations qui la mettent en péril, qu’il s’agisse d’un frère envahissant, de notables qui lorgnent sur Maryska, ou, surtout, de la jalousie qu’elles suscitent chez Francin, le conjoint. La réponse réside dans l’acceptation, par ce dernier, de la douce folie de son épouse, et dans la prise de conscience qu’elle fait naître chez lui : la félicité permise par le labeur n’égalera jamais celle des plaisirs simples.

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Plus largement, l’amour et la sexualité sont au centre des préoccupations de Menzel et constituent l’idéal de vie de ses nobles créatures. Mais cette recherche se heurte constamment aux décisions hiérarchiques qui brident la liberté de ses citoyens, quadrillant l’espace en plusieurs territoires distincts. Le cinéaste filme dans Alouettes un régime répressif qui sépare les deux sexes, où les hommes sont réduits à une position de voyeuriste impuissant, observant de l’autre côté des vitres, des femmes qui apportent à cet univers carcéral toute la beauté lui fait défaut. Contemplée par des personnages-spectateurs condamnés à ne vivre que par projection, cette micro-société féminine apparaît alors comme un contrepoint gracieux au territoire grisonnant dans laquelle se meuvent les travailleurs. Chez le réalisateur, l’amour et le désir deviennent des actes politiques, des réponses à l’oppression, comme en témoigne cette magnifique séquence de communion où les femmes viennent aider les hommes à finir leur tâche, diffusant avec elles un souffle de fraîcheur et de poésie. Une chaîne de travail se met alors en place, réinstaurant le modèle d’une vie collective, fondée sur l’entraide et la solidarité, au sein même d’une institution qui en a détruit l’idéal. Cette affirmation rebelle, et l’enthousiasme qu’elle suscite, finit par contaminer l’agent du contrôle, le contremaître, qui rejoindra ses prisonniers au coin du feu lors d’une séquence ultérieure. Pour le metteur en scène tchèque, l’humanité est accessible à chacune de ses figures, même à ceux qui sont complices de l’abjection.

Sensuelle et légère, l’œuvre de Jiri Menzel n’a rien perdu de son charme et ces trois films constituent certainement le meilleur moyen de la redécouvrir.

1) ROSSIGNOT Olivier, https://www.culturopoing.com/cinema/entretiens-cinema/entretien-avec-jiri-menzel-je-cherche-a-faire-des-films-qui-donnent-de-la-force-pour-vivre/20141202

2) Ibid.

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