Parmi la salve de films noirs distribués par Camélia qui ressort en salles le 18 septembre, L’Emprise est le seul à ne pas appartenir au genre et aussi à ne pas être ancré dans un âge d’or, étant réalisé dans les années 30. Cette adaptation libre d’un roman de Somerset Maugham, Off Human Bondage (traduit en France sous le titre Servitude humaine), appartient clairement au mélodrame dont le réalisateur John Cromwell deviendra par la suite l’un de ses plus illustres représentants. Le titre français colle parfaitement au sujet : Philip Carey, jeune homme handicapé d’un pied bot, abandonne toute ambition de devenir peintre pour s’installer à Londres où il s’inscrit à la faculté de médecine. Grâce à un ami, il rencontre Mildred Rogers, une serveuse, dont il tombe dès le premier regard amoureux. Sans réciprocité, bien sûr, Mildred étant totalement indifférente et même dégoûtée par Phillip, en partie à cause de son handicap. Mais, elle entend bien profiter de la situation. C’est le début d’un long calvaire pour l’étudiant qui ne cessera de se confronter à des échecs avec un masochisme terrifiant, un aveuglement qui défie tout entendement, à moins d’avoir vécu une situation similaire. Car cette servitude volontaire, bien ancrée dans la nature humaine, rend aveugle celui qui la subit.

L'Emprise - Film (1934) - SensCritique

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Le film débute par deux séquences d’humiliation remarquables : l’une bienveillante malgré les apparences et l’autre très malaisante. Dans le premier cas, Philip montre ses toiles à un peintre reconnu. Ce dernier lui implore de ne pas gâcher sa vie en continuant à peindre. La sentence est sans appel. Sauf que derrière l’injonction, il y a surtout le désir de guider Philip vers une vérité qu’il n’accepte pas. Il ne peint que des corps de femme nue dans une joliesse un peu niaise et facile. Il est fasciné par la beauté superficielle et non la profondeur, ce qui va l’amener à être sous l’emprise d’un visage et d’un corps. Il est attiré par une perfection de surface en contrepoint à son imperfection, à son handicap. Le deuxième cas est une démonstration de la violence sociale d’un système qui n’accepte pas la différence : il est sommé d’exhiber son pied-bot devant les étudiants par ses supérieures, ce qui le met dans un état de honte. Ces deux moments-clés déterminent le chemin de croix du protagoniste, marqué par le dégoût de soi et la fascination pour une femme qui le hait, omettant de voir ceux qui l’aiment pour ce qu’il est. Car Philip n’est pas isolé, soutenu par certaines personnes de son entourage, ce qui n’en fait pas une victime absolue au sens traditionnel.

L'Emprise (Of human bondage) – de John Cromwell – 1934 | Play it again, Sam

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La force de ce mélodrame atypique, par son refus du pathos, tient à la sécheresse de la mise en scène, soutenue par un montage qui regorge de trouvailles transitoires et des effets visuels sidérants de modernité : les brusques mouvements de caméra pour changer de scène. Tout est en place pour un drame larmoyant, mais John Cromwell a l’intelligence de ne pas s’apitoyer sur le sort de Philip, mais de l’observer assez froidement de l’extérieur comme un cas pathologique qui ne cesse de se battre avec ses convictions, ses croyances, son mal-être. Le côté moralisateur du film est atténué par une forme de méchanceté et de provocation en sous-texte, jamais surligné pour une raison factuelle : L’Emprise est le premier film – à en croire certains historiens – à subir de plein fouet le code Hayes, voté en 1930, mais exercé sur les œuvres cinématographiques à partir de 1934. Pas de séquences olé-olé à se mettre sous les yeux comme dans les meilleurs films pré-code de la Warner, ni de sulfureux échanges à caractère sexuel entre les personnages, mais un attrait diffus pour le monstrueux, exhibé par l’indécence « freaks » de Bette Davis, véritable tornade « camp », qui s’impose pour la première fois à l’écran dans un rôle marquant, définissant une manière singulière d’occuper l’espace. Elle vampirise le cadre par sa seule présence, son regard mi-ange, mi-démon, son outrance vestimentaire, ses maquillages grotesques. Elle offre par ailleurs un saisissant contraste, contrechamp idéal et déstabilisant, avec le très sobre, pour ne pas dire fadasse, Leslie Howard qui possède pour lui, un physique particulier, très anglais, tout en longitude, sorte de Laurel sans Hardy, au visage un peu triste. John Cormwell détourne la censure, imposant de la nudité figurée sur les tableaux qui choquent tant Mildred.

 

L'Emprise (Of human Bondage - John Cromwell, 1934) - Le Monde de Djayesse

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L’Emprise, réflexion sur la laideur supposée du monde en opposition à la beauté, est aussi un grand film masochiste – certains diront sado-maso même – tragédie absurde d’un homme sous-contrôle qui se termine sur une note positive, un « happy-end » quelque peu moralisateur, ce qui n’entache en rien la beauté secrète de ce film admirablement mis en scène.

 

 

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