La rétrospective consacrée par la Cinémathèque Française à Joseph Losey en ce début d’année 2022 nous invite à nous replonger dans l’une de ses œuvres les plus célèbres, Le Messager, Palme d’or 1971, qui ressort en salles le 5 janvier. Impressionné par le roman éponyme de Leslie Poles Hartley, publié en 1953, le réalisateur charge le dramaturge Harold Pinter d’en écrire l’adaptation, renouvelant ainsi une collaboration qui s’était déjà illustrée pour The Servant (1963) et Accident (1967). L’histoire se déroule en Angleterre, au début du 20ème siècle, et raconte celle du jeune Leo, adolescent de treize ans d’origine modeste, invité par son camarade de classe, Marcus, à venir passer l’été dans sa riche et noble demeure familiale. Perdu dans un monde qu’il ne comprend pas et dans lequel il se sent seul, le garçon devient vite fasciné par la grande sœur de son ami, Marian, avec laquelle il noue une relation complice. Ce lien affectueux est mis à profit par la jeune femme interprétée par Julie Christie puisqu’elle fait de l’enfant son « messager », lui demandant de servir d’intermédiaire entre elle et son amant, Ted Burgess, le fermier qui habite de l’autre côté du domaine des aristocrates.
Losey reprend en partie la formule de The Servant puisqu’il se sert à nouveau d’un personnage extérieur à la bourgeoisie pour établir sa critique sociale de ce milieu et ainsi dénoncer la violence des rapport sociaux qui le structurent. Mais loin de s’apparenter à un jeu de massacres, le scénario prend ici la forme d’un récit d’apprentissage, celui de Leo, bientôt propulsé au seuil de l’âge adulte et dépeuplé de son innocence originelle. Cet ancrage dans les pas de l’enfant confère davantage d’émotion au film, bien qu’elle soit contenue dans un style asséché. Au terme d’un été qui est aussi un voyage initiatique, le personnage principal au visage candide découvre les nombreuses contraintes et rigidités qui façonnent la société ainsi que les différentes hiérarchies qui la composent. Son arrivée dans le manoir lors de la première séquence indique déjà qu’il s’agit d’un univers dans lequel il ne pourra jamais trouver sa place. S’il est ébahi devant cette splendeur et cette richesse, son rapport à ce nouvel environnement s’effectue davantage sur le mode de l’incompréhension que sur celui de l’émerveillement. Comme ce sera le cas tout au long de la narration, sa relation avec son ami repose essentiellement sur une succession d’insultes et de chamailleries, sans que l’on puisse déceler la trace d’un véritable lien entre les deux. Lors de cette introduction, ils découvrent d’abord des fleurs empoisonnées, qui signalent d’emblée la présence d’une anomalie, d’une corruption morale des âmes, puis ils parcourent la propriété sous une remarque faussement anodine, mais déjà révélatrice du rejet à venir, d’un noble qui découvre la silhouette du nouveau venu – « Qui est-ce ? » – avant que Marcus se serve d’une porte dérobée pour fausser compagnie à son camarade, le laissant quelques instants seul devant ce labyrinthe aux mécanismes opaques. Cet incipit se referme finalement par la rencontre du protagoniste avec les cuisinières, les seuls êtres véritablement accueillants, qui le ramène déjà au monde qui est le sien, celui dans lequel il doit se maintenir et qu’il ne pourra jamais quitter.
Ce que Leo découvre au contact de cette famille, c’est sa place dans l’échiquier social, sa position de subalterne. Pour le couple clandestin, il n’est qu’un pion : plusieurs plans généraux nous montrent sa silhouette se transformer en un petit point noir qui avance d’une maison à une autre. Epris de Marian, qui doit se marier au Vicomte Triminghan, et encore dotée d’une vision idéalisée de l’amour, il essaie de mettre fin à son rôle de messager dès lors qu’il comprend la véritable nature de ces échanges épistolaires et l’infidélité que cela sous-tend. Mais cette tentative n’engendre finalement qu’une triste révélation : si l’affection que lui porte ses deux commanditaires est bien réelle, elle s’efface devant la fonction de valet qu’il occupe pour eux. Burgess lui promet qu’il lui apprendra tout ce qu’il doit connaître au sujet du sexe et des femmes s’il consent, en contrepartie, à transmettre les lettres. Plus brutalement, Marian lui ordonne de reprendre le rôle de serviteur qu’elle considère être le sien et lui propose de l’argent, car elle est incapable de comprendre que ce sont des considérations plus nobles qui motivent la décision de l’enfant. La découverte des inégalités de classes se conjugue donc avec celle de l’impureté des sentiments dans un même désenchantement à l’égard de l’univers adulte. L’adolescent est scandalisé lorsqu’il aperçoit le fermier se saisir, avec des mains encore ensanglantées du lapin qu’il vient de tuer, de la lettre de son amante, car il ne peut accepter le fait que les affaires de cœur soient traitées comme une affaire prosaïque, comme une chose du quotidien. Il ne peut supporter l’idée selon laquelle l’amour n’est pas la seule composante qui entre en jeu dans les relations entre hommes et femmes. Son apprentissage est celui de la désillusion et son parcours rappelle celui de ces jeunes héros de fiction confrontés aux « laideurs de la vie, au manque d’amour, à l’imposture des grandes personnes. » (1)
Presque rousseauiste, l’écriture dresse le portrait d’une société corruptrice, qui oblige ses membres à recourir aux plus basses actions dès lors qu’ils souhaitent échapper au poids des normes conservatrices et goûter à un semblant de liberté. Sous ses dehors verdoyants, le domaine abrite un noyau de noirceur qui contamine chacun des protagonistes, ce que suggère la musique de Michel Legrand. Le compositeur français s’éloigne ici de ses compositions lyriques pour tresser une partition plus sombre avec pour leitmotiv quelques notes de piano qui diffusent ce soupçon d’inquiétude qui pèse sur le film. En témoigne ce panoramique qui passe de la façade de la maison, rendu allègre par les convives qui discutent sur le perron, à la chambre du haut derrière laquelle ne parvient pas à dormir le jeune Leo ; les quelques notes graves dévoilent ici le trouble qui s’installe dans l’esprit du héros. Sous son apparence d’élégance et de fête, la demeure se révèle être le théâtre des petites cruautés.
Chaque plan semble empreint d’une légère perturbation, presque indicible, rendue avec grâce par la subtilité du style de Losey, qui vient sans cesse défaire l’harmonie du tableau. À mesure qu’avance le récit, le cadre bucolique et majestueux de la campagne anglaise s’apparente de plus en plus à un trompe-l’œil, à un décor superficiel qui ne vise qu’à rappeler le jeune invité à sa condition d’étranger, d’intrus condamné à errer dans la solitude. Même Marian, objet de fascination pour l’enfant, n’est finalement qu’un leurre. Déesse endormie au milieu des champs, silhouette fugitive dont on n’aperçoit que froissement de la robe, son sourire éclatant, magnifié par les gros plans, dissimule un esprit manipulateur qui se dévoile lors de cette scène où elle crie à son « messager » tout le mépris qu’elle a pour lui. Ce léger trouble qui empoisonne l’image est distillé ici et là par de petites phrases déclarées en passant, de manière presque anecdotique, qui rappellent la violence symbolique exercée par ces notables sur leur proche environnement : « Il ne faut pas ranger ses vêtements. Il faut les laisser par terre. Les domestiques sont faits pour ça. » dira notamment Marcus.
La réussite du film réside également dans sa structure singulière constituée de plusieurs retours au présent, où l’on observe Leo, devenu cinquantenaire, revenir sur les différents lieux qui ont marqué l’été de ses treize ans. La présence presque constante d’objets modernes, les voitures notamment, à chacun de ces retours, nous ramène à un monde familier et contemporain qui relègue, par contraste, l’intrigue principale dans un temps lointain, fictionnel et presque rêvé. Ces séquences qui se situent aux interstices de la narration, constituées bien souvent d’un seul plan dénué de toute action, jettent un voile mélancolique sur le passé que nous venons de quitter et signalent sa disparition. Parfois, l’image n’est même pas nécessaire, il suffit de quelques mots lancés par le narrateur pour teindre une scène de gravité et souligner la fugacité de ces moments perdus, comme on peut le voir lors de la première sortie entre Léo et Mariam, où le commentaire lancé par l’homme âgé tend à transformer l’euphorie des premiers émois en un prélude à la désillusion – « À voler si près du soleil, vous vous êtes brûlée. » Cet encadrement par le présent donne au récit la forme d’une série de réminiscences issues de la mémoire de Leo, qui révèlent le caractère tragique et indépassable du traumatisme qui s’est fixé en lui. Un plan magnifique, où le reflet de la maison familiale apparaît en transparence sur le visage défait du personnage principal, reclus derrière la vitre de son véhicule, souligne la persistance de son obsession pour ce temps disparu qui a pourtant contribué à forger son malheur. Sentiment qui n’a finalement rien de paradoxal car les premières fois revêtent toujours un charme indétrônable, en dépit de l’amertume à laquelle elles peuvent conduire, comme le suggèrent les premiers mots de la voix off : « Le passé est une terre étrangère. On y agit tout autrement. »
Drame cruel sur la perte des illusions et sur la violence de classe, Le Messager est l’une des plus belles réussites de Joseph Losey que l’on peut redécouvrir dans sa version DVD blu-ray qui vient d’être éditée par ESC ou en salles lors de sa ressortie.
1) CERISUELO Marc, Lettre à Wes Anderson, Ed. Capricci, p. 20.
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