Des anges mordent la poussière
Juliet Berto (1947-1990), actrice-fétiche de la Nouvelle Vague (Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Alain Tanner…), réalise en 1980 son premier long métrage : Neige. Elle est accompagnée dans l’aventure par Jean-Henri Roger (1949-2012), qui a alors, entre autres, travaillé au sein du groupe de cinéma militant Dziga Vertov chapeauté par l’auteur de La Chinoise. Participe à l’aventure, en tant que co-scénariste, Marc Villard, qui commence à cette époque une belle carrière de romancier de série noire.
Le film, qui sort en juin 1981, bénéficie d’une presse relativement favorable. Il obtient le Prix du Jeune Cinéma à Cannes et est nominé comme meilleur Premier Film aux Césars.
Neige a été remasterisé et est sorti en DVD en novembre 2012. Il retrouve aujourd’hui le chemin des salles.
Le milieu où se déroule l’action est celui de la drogue. Dealers et policiers s’affrontent. Mais, d’une part, le film n’a pas, et c’est probablement voulu, l’intensité dramatique qu’on pourrait en attendre – mis à part au moment, très surprenant et brutal, où le personnage du boxeur est abattu par la police – et, d’autre part, les auteurs refusent d’utiliser un certain nombre de codes, de ficelles caractéristiques du genre. Étrangement, un certain côté relâché, gauche de Neige – que ce soit au niveau de la mise en scène, du jeu des acteurs ou du travail sur des raccords de lieux ou de regards -, la façon artisanale dont il été composé, par choix et nécessité, jouent en sa faveur, lui confèrent sa singularité et son charme indéniables. Son côté cinéma (de fiction) direct a un aspect jubilatoire.
L’action se passe dans un Paris interlope et cosmopolite, au coeur de quartiers chauds comme Pigalle, Anvers, Barbès, Belleville, la Goutte d’Or, ou même Montreuil – pour ce qui est de la diégèse, puisqu’au niveau profilmique les lieux réels de tournage furent moins étendus et divers que ce que l’histoire évoque, d’où les problèmes de raccords. Bobby, un jeune dealer est abattu par la brigade des stup’, à la suite de la dénonciation d’un chauffeur de taxi, Bruno, qui veut sortir sa femme de prison, notamment pour le bonheur de leur fille. Aidée par une sorte de marabou antillais, Jokko, et par un boxeur d’origine hongroise, Willy, la barmaid Anita tente de venir en aide à un travesti en manque et qui n’a plus de fournisseur. Un peu trivialement, on pourrait dire que le Paris de Neige est un personnage à part entière. Le film fourmille de noms de lieux évoqués par les personnages, de plans où l’on voit des cafés, des cinémas qui ont existé ou existent toujours. Et, en ce sens, Jean-Henri Roger a raison de se revendiquer, en parlant aussi pour Juliet Berto maintenant décédée, de « cinéaste-géographe ». Mais il n’y a aucun monument mis en avant – à peine voit-on en amorce les ailes du Moulin Rouge et son nom en lettres de néon -, aucun plan qui isole la ville des personnages… On n’est pas de ce point de vue du côté des Quatre cents coups : Paris ne se voit, ne s’entrevoit qu’à travers les protagonistes qui l’habitent et parcourent de long en large quelques quartiers précis. La capitale leur colle à la peau. Cela dit, le film s’inscrit bien, n’en doutons pas, dans un mouvement cinématographique dont la Nouvelle Vague est un moment-clé. Que l’on pense à ce détail significatif et amusant : Jean-Henri Roger qui, tel un Jean-Luc Godard dans A bout de souffle, intervient dans sa propre réalisation pour mettre des bâtons dans les roues de sa protagoniste ! Mais aussi au choix de faire apparaître subrepticement Eddie Constantine – protagoniste d’Alphaville. Aux allers et venues de la caméra par travellings continus, lors de la scène du drugstore, qui rappellent de tels mouvements dans Une femme est une femme ou Le Mépris.
Le Paris de Neige n’a rien de touristique ou d’Historique, il est un Paris populaire, du quotidien, d’une époque maintenant révolue de l’histoire avec un petit « h », celle des petites gens. Le spectateur d’aujourd’hui qui a connu certains quartiers et établissements comme le Drugstore Saint-Germain retrouveront ces lieux avec nostalgie… Citons les cinémas Delta, Paramount, Atlas, puisque le film a la dimension d’une déclaration d’amour au septième art. Le personnage du vieux Pierrot, dont la fonction est de réconforter Anita, est d’ailleurs projectionniste.
Dans Neige, chose intéressante, il y a une comme une ville dans la ville : la fête foraine. Elle est source positive de bruits, de mouvements et de lumières – on notera l’importance des automobiles : celles que l’on conduit virtuellement sur des jeux vidéos et celles qui se tamponnent joyeusement sur une piste adaptée, qui sont liées, par raccord ironique et tragique, avec les voitures bien réelles et fort dangereuses des « cognes », et avec le métro. La fête foraine apporte un dynamisme et des qualités photogéniques et phonogéniques fortes au film. Elle est un espace de jeu et de spectacle – à une époque, elle en fut un, privilégié, pour le cinéma – qui n’est pas vraiment destiné à être ancré en un lieu unique et qui participe de la dédramatisation du film. Une jungle sonore assez fascinante habite ce film, avec des fragments de musique qui se succèdent, se chevauchent, s’entremêlent parfois avec les bruits de la ville, de la rue… En plus de la musique qui s’échappe des stands de la foire, il y a celle que Bobby écoute sur son walkman et que le spectateur peut parfois entendre, celle d’un groupe qui joue à la Vielleuse (Belleville) où travaille Anita, celle d’un magasin de disques dans un centre commercial de Barbès Rochechouard, celle du cabaret où se produit le travesti Betty. On ne sait en fait jamais très bien si l’on a à faire à des musiques diégétiques ou extradiégétiques… Que l’on pense par exemple à la chanson de Bernard Lavillier, Pigalle la blanche, qui s’entend à la fois au coeur d’une scène de fête foraine et dans le générique de fin… On a peut-être à faire à quelque chose comme une musique « on the air » – pour reprendre un concept utilisé par Michel Chion.
Grâce à la fête foraine, il y a comme une mise en abîme, donc, et peut-être la création d’un lieu utopique que le film semble dessiner et désirer en filigrane de par la façon dont il campe et relie les personnages et dont il les ancre ou ne les ancre pas dans la réalité, dans leur monde. On se reportera à ce propos à ce qu’écrivait Jean Narboni dans sa chronique sur Neige, en juin 1981, dans le numéro 325 des Cahiers du Cinéma. Le critique parlait d’une « bienveillance inconditionnelle » manifestée par les cinéastes vis-à-vis des personnages qui habitent le périmètre où se déroule l’action, qui font preuve d’une forme de solidarité angélique, et par rapport auxquels ce qui vient de l’extérieur est vécu et représenté comme une menace et comme source d’agressivité (p.56).
On ne parlera pas forcément de film choral, mais Neige n’a pas de véritables protagonistes, dissociés d’autres personnages qui seraient moins importants du point de vue narratif. Il n’a pas de héros. Tous les personnages semblent en fait avoir la dimension de seconds rôles (d’ailleurs nombre d’acteurs sont des modèles du genre du cinéma hexagonal : Patrick Chesnais, François Balmer, Paul Le Person …) de premier plan ! Jean-Henri Roger a déclaré explicitement qu’à l’origine du film se trouvait entre autres l’envie de « refaire exister des personnages [populaires, simples] qui avaient disparu du cinéma français », et qui étaient généralement dans les films, dans les films policiers, des « personnages secondaires » (1). L’approche psychologique des caractères est rudimentaire, mais c’est à mettre au crédit de Neige : les personnages ne s’appesantissent pas sur leur sort, sur les raisons qui les font agir comme ils agissent, sur leur passé ou leur futur. C’est ce qui fait leur beauté, leur caractère touchant.
Il y a peu de personnages stéréotypés dans le film, mis à part peut-être le dealer rasta qui écoute du reggae ou de la musique apparentée. Les protagonistes ne sont pas des symboles d’un univers qu’ils représenteraient emblématiquement, ne sont pas lourdement ancrés dans le milieu socio-culturel qui est le leur, ne sont pas des émanations de communautés qui vaudraient en ce qu’elles se distinguent – plus ou moins violemment – des autres. Le petit monde de Neige, c’est un village – avec sa dimension foraine – où se côtoient sans gros problèmes Afros, Maghrébins, Européens de l’Est, Italiens, Français… mais aussi camés et revendeurs ; prostitués et travestis, macs et clients ; musiciens, personnel d’épicerie ou de café, artistes de lieux de spectacle marginal, souterrain, chaud… Les policiers pourraient bien faire partie de la bande, tant ils ont un aspect humain – l’humain avec ce qu’il a de détestable comme de sympathique – et parce qu’ils ne semblent pas vissés à une Institution dont le lourd appareil serait montré… A ceci près qu’ils sont quand même (re)présentés comme des agents du Pouvoir, celui qui manipule et nuit au lieu de réguler et de soigner : c’est signifié par Jokko, c’est dit par la femme du chauffeur de taxi – qui a vu sa soeur junky morte et a assassiné le dealer : « Les flics ne font rien. Ils ramassent les cadavres. Ils détruisent le mal par le mal ».
La personnalité forte de l’oeuvre, qui a eu l’idée du film, qui en est aussi la co-scénariste et la co-réalisatrice, c’est Juliet Berto alias Anita. On s’y attache mais pas forcément avec facilité et peut-être pas immédiatement. Anita est fragile et un peu auto-destructrice, pessimiste, tragique, lunatique et parfois agressive. Elle est une altruiste mais aussi une guerrière opiniâtre. Elle est indépendante et anticonformiste – elle refuse de s’ancrer dans un lieu unique avec Willy son amoureux. Elle est malheureusement davantage caractérisée par des éléments de dialogues – « J’ai le sentiment de partir en lambeaux », « L’enfer est en moi » – que par des mises en situation concrètes, par un vrai travail sur le comportement et le corps. Cela dit, cet état de fait lui donne un côté un peu éthéré, angélique, féérique qui est intéressant – comme dans le cas de Bobby dont on dirait qu’il est un lutin quasiment insaisissable, notamment de par la façon dont il entre parfois dans le champ… Jean Narboni parlait avec raison, à son propos, d’un « elfe ».
Il faut terminer avec l’élément essentiel du film, qui lui donne sa raison d’être et son titre : la drogue. L’héroïne, avec sa dénomination familière, imagée et ironique : la neige. Les auteurs évitent toute complaisance, tout voyeurisme : pas de scène où l’on voit le produit étalé, où l’on assiste à des séances de shoots. Pas de seringue, de garrot, de petite cuiller (2). Et Betty résume très bien le problème labyrintique créé par ce type de substance : il vous fait décoller avec un certain bonheur, mais il provoque une addiction qui peut avoir des effets désastreux en cas de manque. Juliet Berto et Jean-henri Roger ont su éviter le manichéisme et les effets spectaculaires malsains. C’est tout à leur honneur.
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Notes :
(1) Entretien filmé avec Jean-Henri Roger, réalisé par Emmanuel Pujol : http://www.cine-blog.com/2012/11/neige-interview-video-exclusive-avec-jean-henri-roger/
(2) On peut lire ce que Pierre Eugène écrivait, dans Critikat, sur la non-représentation de la drogue dans le film et sur sa fonction (« Sale temps », 20 novembre 2012) : http://www.critikat.com/Neige-edition-DVD.html
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Ce texte a été publié une première fois le 7 décembre 2012, à l’occasion de la sortie DVD du film.
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Sanroma
Ma mémoire s’est remise en marche au fil de la lecture… Comme j’aimais Juliet Berto… Je ne peux la dissocier d’Yves Simon. J’aimerais revoir sa bouche boudeuse, ses yeux vifs, sa silhouette,, entendre à nouveau sa voix. La télé ne retransmet plus rien d’elle. J’ai éprouvé un gros cafard quand elle est morte..