Et pourtant, elle avance (1).
La saison est mizoguchienne… une rétrospective est consacrée à l’auteur de Contes de la lune vague après la pluie à la Cinémathèque Française (15 mars – 15 avril)… Et plusieurs œuvres sortent et sortiront bientôt en salles, à Paris. Cette semaine, ce sont L’élégie d’Osaka (1936) et Cinq femmes autour d’Utamaro (1946).
Nous choisissons de ne parler, ici, que de l’une des deux, relativement peu connue : L’élégie d’Osaka. Nous l’aborderons indépendamment du travail de restauration qui a été effectué sur elle – comme sur d’autres films de Mizoguchi -, et qui est assez discutable. Pour information, ladite œuvre est présentée en format DCP 2K.
L’élégie d’Osaka est l’un des premiers films sonores de Kenji Mizoguchi. Il est réalisé au sein de la société de production Daiichi Eiga, co-fondée en 1934 par le cinéaste et par le producteur Masaichi Nagata. Les deux hommes veulent alors prendre leurs distances avec la Nikkatsu, société pour laquelle ils travaillaient jusqu’alors. Avant de faire faillite, en 1936, la Daiichi Eiga aura produit neuf films, dont six de Mizoguchi.
Pour L’Élégie d’Osaka, adapté très librement d’une nouvelle de Saburo Okada intitulée Mieko, Mizoguchi travaille avec le scénariste Yoshikata Yoda. C’est le début d’une longue collaboration entre eux deux.
La traduction originale du titre japonais est L’Élégie de Naniwa. Naniwa est le nom que portait à l’origine Osaka – Naniwa-kyo. Ce nom n’est pas absolument anachronique, car les habitants d’Osaka l’utilisent parfois pour parler de leur ville. C’est aussi, tout simplement, le nom d’un arrondissement d’Osaka – Naniwa-ku. Comme Gion, que Mizoguchi fait apparaître dans les titres de plusieurs de ses films, est le nom d’un arrondissement de Kyoto. Dans le récit, Naniwa est en tout cas celui porté par un lieu important de l’action : une pension, sise dans l’arrondissement de Somue.
L’orientation est réaliste et L’Élégie d’Osaka est considéré comme formant un diptyque avec le film que Mizoguchi tourne juste après, Les Soeurs de Gion. Le cadre narratif est la région du Kansai où se trouve Osaka, mais aussi Kyoto. Les dialectes locaux sont mis en avant. Pour le film qui nous intéresse ici, c’est le Kansai-ben. Yoshikata Yoda, qui a affirmé que L’Élégie d’Osaka marqua « l’avènement du réalisme dans le cinéma japonais » (2), a raconté que Mizoguchi voulait réaliser une troisième œuvres dans le Kansai, à partir d’un recueil de textes du dramaturge Yukiko Miyake, Le Rôle de la mère, mais qu’il ne parvint pas à mener son projet à terme (3).
Ayako Murai est standardiste dans une société pharmaceutique appartenant à Sonosuke Asai. Pour venir en aide une première fois à sa famille qui a des problèmes financiers, elle accepte de devenir sa maîtresse. Elle quitte alors son emploi, et le domicile où elle vivait avec son père et sa petite sœur. Sonosuke Asai est obligé de l’abandonner quand sa femme constate son infidélité. Ayako aide une seconde fois sa famille, mais en se jouant d’un autre homme, Fujino Yoshizo, qui va lui donner de l’argent en l’échange espéré de ses faveurs. Ayako écarte sans ménagements l’associé de Sonosuke Asai – il est courtier -, parce qu’elle pense que le jeune Nishimura Susumu va l’épouser comme il en avait manifesté le désir, et qu’elle n’a donc rien à craindre. Fujino Yoshizo dénonce la jeune femme à la police. Nishimura Susumu laisse tomber celle qu’il envisageait de prendre pour femme – l’accablant, la traitant de manipulatrice -, afin d’éviter les ennuis avec les forces de l’ordre, et la famille d’Ayako rejette également celle-ci.
C’est un monde extrêmement cruel que décrit Mizoguchi, particulièrement féroce envers les femmes qui cherchent un tant soit peu d’indépendance, qui défient l’autorité, le pouvoir patriarcal. Le portrait que le cinéaste fait des hommes est cinglant. Sonosuke Asai et Fujino Yoshizo sont laids, secs, autoritaires, maniaques. Ce sont des hommes d’affaires appâtés par l’argent, qui considèrent les femmes comme simple marchandise. Le père d’Ayako, Junso Murai, est ingrat. Le frère Hiroshi Murai est impitoyable. Le médecin ami de Sonosuke Asai multiplie les bévues. Nishimura Susumu est inconséquent et lâche.
Seule la police est relativement épargnée. Ceux qui interrogent Ayako à la suite de la plainte de Fujino Yoshizo se montrent quelque peu compréhensifs, humains, magnanimes. L’un d’eux a l’occasion de dire à Nishimura Susumu qu’il est un « dégonflé ».
On notera aussi que toutes les femmes ne sont pas des victimes. L’épouse de Sonosuke Asai, Sumiko Asai, mène une vie tranquillement bourgeoise, et se montre hypocrite. La petite sœur de Ayako, Sachiko Murai, paraît aussi dure que le frère, Hiroshi Murai.
La franchise et la dureté de tempérament des habitants du Kansai intéressaient Mizoguchi. Le tokyoïte jugeait cette population plutôt médiocre et comme pouvant parfaitement représenter les travers de la gent masculine de son pays et du monde en général.
Le cinéaste s’est par ailleurs inspiré de sa propre histoire pour raconter celle de la famille Murai. À la suite d’une faillite personnelle, le père de Kenji aurait vendu comme geisha la jeune sœur de 14 ans, Suzu. C’est grâce à l’aide financière apportée à ses proches par l’adolescente que Kenji a pu faire des études dans une académie de peinture.
Rejetée par tous, soumise à la vindicte populaire, Ayako se retrouve quasiment à la rue, au moins pour un temps. Moult commentateurs considèrent qu’elle se livre à la prostitution. C’est probable, mais ce n’est ni montré ni dit. La fin du film est magnifique. Le monde dans lequel l’héroïne a vécu n’est plus qu’un reflet dans l’eau. Ayako jette dans un cloaque un objet lui appartenant, la représentant. Elle rencontre le médecin de la famille Asai et lui parle de la maladie dont la société affirme haut et fort qu’elle est atteinte : la « dépravation ». Elle en parle avec une ironie teintée de fierté. Le dernier plan, qui rappelle celui que fera bien plus tard Ingmar Bergman de son héroïne Monika – la fameuse image louée par Jean-Luc Godard pour sa modernité -, montre la jeune femme avançant vers la caméra, les yeux fixant celle-ci et donc le spectateur. Le visage d’Ayako est d’autant plus frappant que le film est avare en gros plans – la rareté des plans serrés, un des traits caractéristiques du style Mizoguchi. Mais on n’oubliera pas que le chapeau porté par la jeune femme lui cache une partie du visage et que, parfois, lorsqu’elle est filmée de biais ou de profil, on a l’impression que ce visage est caché, que Ayako se cache à l’aide de son chapeau.
Le personnage est complexe. Ayako est à la fois fragile et forte, timide et insolente, nourrissant des désirs de réussite conjugale et manifestant la fierté d’être le paria qu’elle devient. Elle est incarnée par la fameuse Isuzu Yamada, qui tournera aussi beaucoup avec Mikio Naruse.
Notes :
1) Nous faisons ici référence à un film réalisé par Mizoguchi en 1931, considéré comme perdu : Et pourtant, ils avancent.
2) Yoshikata Yoda, Souvenirs de Kenji Mizoguchi, Cahiers du Cinéma, Paris, 1997, p.46.
3) Ibid., p.54.
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