Le premier film, magnifique, de Lina Wertmüller est visible actuellement en salles, distribué par Carlotta dans une version restaurée en 4K. Il était jusqu’alors inédit en France.
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Lina Wertmüller est née à Rome en 1928. Elle développe d’abord ses activités dans le domaine du théâtre. Probablement au tout début des années soixante, grâce à son amie Franca Santi, elle découvre la région des Pouilles, et la commune de Palazzo San Gervasio d’où est originaire son père et qui se trouve dans la toute proche région de la Basilicate. Elle a alors l’idée et l’envie de filmer cet univers du sud de l’Italie – ses paysages, sa population, ses mœurs.
À la fin du mois d’avril 1961, Lina Wertmüller est en Sicile. Elle assiste à une partie du tournage de Salvatore Giuliano réalisé par Francesco Rosi, grâce à cette amie Franca Santi qui est la femme de l’un des producteurs, Lionello Santi. Sur place, elle rencontre le critique Tullio Kezich avec qui elle parle de son désir de travailler dans le cinéma et de son projet de film à réaliser dans les Pouilles. Kezich l’encourage.
Lina Wertmüller est également amie avec l’actrice romaine Flora Carabella. Celle-ci est l’épouse de Marcello Mastroianni. L’acteur vient de terminer La Dolce Vita (1960) et présente Lina Wertmüller à Federico Fellini. Fellini et Wertmüller s’entendent très bien et le premier propose et permet à la seconde d’être son assistante sur le tournage de Huit et Demi (1962/1963) (1).
Tullio Kezich co-fonde la société de production 22 Dicembre en 1961 – avec Ermanno Olmi, Alberto Soffientini et Filippo Meda. Grâce à elle, et grâce également à la société de Lionello Santi, la Galatea Film, Lina Wertmüller peut se lancer dans la réalisation de ce qui va devenir Les Basilischi.
Le tournage se déroule dans les communes de Minervino Murge et de Spinazzola, dans les Pouilles, et dans celle de Palazzo San Gervasio, dans la Basilicate (2). L’action du film est considérée et à considérer comme se déroulant précisément à Minervino Murge dont on voit clairement les contours à l’écran. Les acteurs ne sont pas des professionnels, mais des gens du cru.
Les Basilischi est une œuvre chorale. Lina Wertmüller évoque des moments de la vie de plusieurs habitants. Mais elle se concentre malgré tout sur un trio formé par Francesco (3), Antonio et Sergio. Ces trois jeunes hommes arpentent inlassablement les rues de leur ville pour tuer le temps et surtout pour essayer de trouver femme. Ils étudient – Antonio prépare un diplôme de droit, son père étant notaire -, travaillent un peu – Sergio est instituteur -, mais ne savent globalement pas de quoi sera fait leur avenir, et pataugent dans une certaine oisiveté. Ils ont le plus grand mal à choisir entre rester au pays, et y connaître très probablement une forme de misère, et émigrer dans une grande ville avec l’espoir de trouver une situation stable. D’ailleurs, certaines des personnes qu’ils connaissent les poussent à partir, d’autres au contraire à ne pas bouger.
À propos de l’indolence, de l’incertitude qui caractérisent et paralysent ces protagonistes, mais aussi d’autres habitants, Lina Wertmüller a évoqué l’oblomovisme, l’état dans lequel se trouve Ilya Ilitch Oblomov, le héros du roman de l’écrivain russe Ivan Gontcharov (1859). Cette référence est assez claire dans l’incipit du film, quand la voix off féminine évoque le moment où la plupart des habitants du Sud font la sieste – au tout début de l’après-midi, appelé en italien la « controra ». Et dans l’excipit, quand cette voix mentionne le fait que ces habitants parlent, n’arrêtent pas de parler, notamment de l’émigration, mais ne (se) décide pas. Le verbe « chiachierare » est utilisé. Il a le sens de « bavarder », de « causer »… sans agir.
Il semble que la réalisatrice souhaitait d’abord titrer son film Oblomov du Sud – ou Oblomov delle Puglie, ou encore Oblomov di Provincia, selon les sources. Elle a finalement opté pour I Basilischi. Un terme étrange et probablement surdéterminé. Basilischi peut renvoyer à une figure mythologique grecque qui signifie « petit roi » ou « roi des serpents ». Il peut renvoyer au lézard vivant en Amérique du sud et qui s’appelle le Basiliscus plumifrons – le Basilic vert, en français. On peut dire, ainsi, comme le font explicitement ou implicitement certains critiques, que les trois personnages se comportent comme des petits rois (narcissisme) lézardant au soleil (paresse, aboulie) (4). Ce terme peut tout simplement désigner les habitants de la Basilicate (5).
Comme pour Les Femmes des autres, de Damiano Damiani ressorti en salles il y a quelques semaines et dont nous avons parlé ICI, dans Culturopoing, la référence aux Vitelloni est faite et à faire. Le film de Damiani, sorti en salles la même année que Les Basilischi, est d’ailleurs lui aussi co-produit par la 22 Dicembre et la Galatea Film. Pour ce qui concerne Les Basilischi, cette référence à l’univers fellinien semble justifiée par l’expérience concrète de Lina Wertmüller.
Avec Les Basilischi, Lina Wertmüller fait un portrait rude, mais juste, du Mezzogiorno et de sa situation. De cette partie de l’Italie enkystée dans ses traditions et ses préjugés, plombée par de violents conflits de classe et de sexe, et qui ne profite que très peu des avancées sociales, économiques dont bénéficie le pays dans sa partie nord. Les habitants se sentent abandonnés par l’État et manifestent la plus grande défiance vis-à-vis de lui. La réforme agraire de 1950 qui a imposé le partage des latifundia est discutée. Elle est bien sûr rejetée par les grands propriétaires comme la comtesse d’Andrea. L’immense scandale de la construction mal préparée et mal gérée de l’aéroport romain de Fiumicino, qui a englouti des milliards de lires, est évoqué. Comme le sont les incidents sanglants de Cerignola, une commune des Pouilles. En 1947, des manifestants communistes ont saccagé là le siège du Parti Démocrate Chrétien.
À un moment du récit, Maria, une tante d’Antonio, arrive de Rome pour visiter Minervino Murge et ses alentours. En repartant, elle emmènera son neveu dans la capitale, lui offrant ainsi la possibilité de s’extraire de sa condition difficile. Lors de sa visite, Maria est accompagnée de deux amis. Parmi eux, Luciana, qui filme avec sa caméra les paysages et la population. Luciana a une discussion contradictoire avec certains habitants et peut constater que beaucoup d’entre eux ont gardé la fibre fasciste, espérant le retour d’un homme à poigne pourrait redresser le pays, rêvant d’une nouvelle Marche sur Rome. Ces individus sont égoïstes et prêts à écraser leurs semblables. Luciana est incarnée par Flora Carabella dont nous avons parlé plus haut. Cette femme a quelque chose d’une représentation intradiégétique de Lina Wertmüller.
La paralysie du Sud est notamment symbolisée par les réactions à un projet imaginé par l’habitante appelée Maddalena ; projet de création d’une coopérative de petits propriétaires produisant de la saucisse piquante et de la Mozzarella. Maddalena intéresse à des degrés divers Antonio, Francesco, la doctoresse du village – une femme partie de peu et qui a réussi à grimper dans l’échelle sociale grâce à ses qualités et à son travail. Elle rencontre cependant l’hostilité de certains habitants comme la comtesse d’Andrea. Le projet semble ne devoir jamais aboutir (6).
Certaines des personnes que filme Lina Wertmüller sont désespérées, tournées vers le passé, coincées par lui, et n’envisagent aucune perspective d’avenir. Parmi elles, les représentantes du sexe dit faible sont les plus à plaindre. Et l’on sait que la réalisatrice sera sensible tout au long de sa vie et de sa carrière au sort réservé aux femmes. De ce point de vue, il y a une scène terrible et sidérante dans Les Basilischi : celle du suicide d’une vieille femme, veuve d’un homme qui a probablement servi dans l’armée de Mussolini, qui se sent humiliée par les plus jeunes, et qui entend disparaître sans bruit. Nous n’en disons pas plus, pour laisser le spectateur découvrir ce moment extrêmement fort.
Mais Lina Wertmüller entend aussi montrer la beauté de la région qu’elle filme et la beauté de ses habitants. Et elle réussit à le faire. Pour cela, est bénéficie de l’aide de l’excellent directeur de la photographie Gianni Di Venanzo qui a entre autres travaillé avec Michelangelo Antonioni – Le Cri (1957), La Nuit (1961), L’Éclipse (1962)… -, avec Francesco Rosi – Salvatore Giuliano (1962), Main basse sur la ville (1963)… -, ou encore avec Federico Fellini – Huit et demi. Et de l’aide du cadreur Pasqualino De Santis qui a également opéré sur Huit et demi. Les cadrages, justement, donnent aux Basilischi la dimension d’un grand reportage photographique. Nous proposons plus bas quelques captures d’écran pour que chacun puisse s’en convaincre. Lina Wertmüller bénéficie aussi de l’une des premières partitions écrites par Ennio Morricone pour le cinéma. Une musique mélancolique, mais aussi allègre, piquante, et apportant au film une partie de sa dimension ironique et cocasse. La patte du Maestro est immédiatement reconnaissable.
Lina Wertmüller veut enfin montrer que, par choix ou par nécessité, consciemment ou instinctivement, des habitants qui ont été tentés par l’aventure dans une grande cité comme Rome reviennent au pays. Ainsi en est-il d’Antonio qui gardera de sa virée dans la capitale des images idylliques, mais qui ne peut abandonner les racines qui sont les siennes et qui l’ancrent dans la terre du Sud. Antonio n’est pas Moraldo, le Romagnol des Vitelloni (7).
À la fin des Basilischi, la voix off évoque la « race », le « climat », le « lieu », l’« histoire ». Lina Wertmüller cite ici, sans le nommer, l’écrivain et homme politique Giustino Fortunato qui s’est intéressé de près à la question méridionale – cf. son ouvrage publié à Florence en 1926 : Il Mezzogiorno e lo Stato italiano.
Pour conclure, nous entendons relever une caractéristique importante du film que nous n’avons pas trouvée mentionnée dans les articles, analyses et témoignages que nous avons pu lire ou entendre le concernant. Sa dimension théâtrale – qui vient contrebalancer la dimension réaliste. Les personnages jouent, se mettent en scène, se montrent aux autres. Ils tiennent ainsi à distance moqueuse, critique ceux qui les entourent, mais aussi eux-mêmes, de façon réflexive – avec la complicité de Lina Wertmüller, dont il faut rappeler qu’elle a travaillé à ses débuts dans le milieu de l’art dramatique. Il faut voir par exemple la façon fière, une peu hautaine, un peu pincée, dont se déplacent Francesco et la jeune Anna quand ils cherchent à se parler dans les rues de leur quartier, quand ils évoquent leur possible mariage. Il faut apercevoir le petit doigt levé de Francesco – un fils de paysan jouant au petit-bourgeois ? – quand il prend le café avec Maddalena et la doctoresse en discutant du projet de coopérative.
Nous sommes italianisant, mais peu habitué aux dialectes. Il nous semble cependant que la diction de certains protagonistes comme Francesco est tout à fait particulière et participe de cette caractéristique susmentionnée. Nous percevons des éléments prosodiques empruntés à la langue anglaise – notamment les diphtongues – et permettant à ces protagonistes de se donner une allure distinguée, et à Lina Wertmüller de jouer, de façon autant ludique qu’analytique, sur et avec la langue.
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Notes :
1) Il est parfois affirmé que Lina Wertmüller a également été assistante de Federico Fellini sur le tournage de La Dolce Vita, mais rien n’est moins sûr.
2) Les informations sur les lieux de tournage varient quelque peu suivant les sources.
3) L’acteur qui joue Francesco, Stefano Satta Flores, est le seul acteur de métier, même si, à l’époque, il n’en est qu’à ses débuts.
4) À noter que le Basilic vert est connu pour l’extrême rapidité de certains de ses déplacements, ce qui ne colle pas vraiment avec les capacités des protagonistes du film.
5) Les différents termes utilisés pour nommer les habitants de la Basilicate sont évoqués ici : Paolo d’Achille, « Ci sono solo lucani in Basilicata ? », Academia della Crusca, 16 febbraio 2018. Cf. https://accademiadellacrusca.it/it/consulenza/ci-sono-solo-lucani-in-basilicata/1415
6) Maddalena est une femme qui a une volonté d’agir. Il semble que ce soit sa voix qui s’entend en off au début et à la fin du film. Lina Wertmüller se sent probablement proche d’elle. La réalisatrice constatera quelques décennies plus tard que ce projet de coopérative a finalement été concrétisé par des jeunes habitants de Minervino Murge. Cf. le reportage télévisé diffusé sur la Rai 1 : « Ritorno nel paese dei Basilischi, di Lina Wertmüller, Minervino Murge – a cura di Francesco Brancatella ». Il est visible sur YouTube (mis en ligne le 20 septembre 2020) : https://youtu.be/jYcc43FAxe0
7) D’ailleurs, à ce propos, Josette Déléas, auteur d’une monographie de Lina Wertmüller, note que la réalisatrice des Basilischi offre une « interprétation politique » de « la vie provinciale italienne » qui est « absente de l’œuvre fellinienne ». Josette Déléas reproduit des propos de Wertmüller qui fustige l’inertie de la classe moyenne : « I Basilischi a été mon acte d’accusation contre la bourgeoisie ». Cf. Josette Déléas, Lina Wertmüller – Un rire noir chaussé de lunettes blanches, Trafford Publishing, Bloomington, 2009.
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Le film recevra deux prix au 16e Festival de Locarno (1963) : la Voile d’argent et le prix Fipresci.
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