En 1948, Roberto Rossellini a explicitement dédicacé son film L’Amour, composé de La Voix humaine et du Miracle – à « l’art d’Anna Magnani ». Certes, tout au long du premier épisode, l’actrice, qui est d’ailleurs la compagne du cinéaste, est seule devant la caméra. Mais Luchino Visconti aurait quasiment pu faire de même avec Bellissima. En ce film, La Magnani, bien que souvent entourée d’une foule bruyante, quoi que régulièrement en conversation plus ou moins houleuse avec un ou plusieurs interlocuteurs visibles, focalise sur elle toute l’attention. Cette femme d’une présence folle, d’une expressivité de tous les instants, d’un tempérament de feu crevant l’écran, est le noyau centrifuge et centripète du troisième long métrage de celui dont on considère qu’il a, avec Ossessione (1942), annoncé au plus près le Néo-Réalisme. Visconti a d’ailleurs affirmé que, malgré quelques apparences trompeuses, elle était le vrai sujet du film.
Globalement, dans Bellissima, il est question d’une mère, Maddalena, faisant tout ce qu’elle peut pour que sa petite enfant, Maria, réussisse le concours qui lui permettra d’apparaître dans le film qu’un réalisateur renommé – Alessandro Blasetti, jouant son propre rôle – s’apprête à tourner dans les grands studios Cinecittà à Rome. Le Cinéma est un miroir aux alouettes tendu par une meute d’hommes cruels ; un univers peuplé de parasites prêts à escroquer les âmes naïves. Maddalena accepte de payer des cours de comédie pour Maria, de donner une importante somme d’argent à un pseudo collaborateur de Blasetti pour qu’il fasse des cadeaux aux personnes importantes participant à l’élaboration du film, à son financement, et/ou aux femmes de ceux-ci…
Ce faisant, elle s’endette, elle met en péril son couple, et, surtout, elle réifie, manipule sans vraiment s’en rendre compte sa fille. Si l’on osait, on pourrait dire qu’elle devient l’un des rouages de la machine à rêves qui est aussi une machine à cauchemar. La seule chose qu’elle ne fait pas est de répondre aux avances du goujat avec qui elle est en contact.
Des plans rapprochés, extrêmement émouvants, montrent la souffrance solitaire, la fragilité abîmée de Maria, incarnée par la petite Tina Apicelli. Qu’on ne s’y trompe pas, et ce malgré ce qui a été dit plus haut, Visconti ne néglige en aucune manière ce personnage-là.
Bellissima est une charge contre les excès de l’industrie du Cinéma, contre ce qui dans son fonctionnement est systématiquement délétère et broyeur d’humanité. Visconti, dans les quelques textes écrits à l’époque du fascisme, mais qui dépassent celle-ci selon nous, « Le Cinéma anthropomorphique » et « Les Cadavres », critiquait le cinéma de spectacle, affirmait vouloir mettre au centre l’humain, et épinglait la corporation des producteurs. En faisant jouer Blasetti, un cinéaste fort connu en Italie depuis les années trente, le « Comte Rouge » (1) s’en gausse et règle probablement quelques comptes, même s’ils ne sont pas forcément personnels. Blasetti a été membre du Parti Fasciste, il a réalisé quelques films de propagande dite directe pour le régime mussolinien, dont La Vieille Garde (1934) qui met en scène des Chemises Noires, et retourné sa veste avec le pseudo film néo-réaliste dénonçant la cruauté nazie : Un jour dans la vie (1946).
En faisant entendre des passages de L’Élixir d’amour, l’opéra de Gaetano Donizetti (1832), Visconti associe Blasetti au personnage du Charlatan. Le second réalisateur n’a semble-t-il que peu apprécié. Le premier, Visconti, donc, lui a expliqué qu’il se mettait volontiers dans le même panier.
D’aucuns considèrent Bellissima comme le troisième film néo-réaliste de Visconti, après Ossessione et La Terre tremble (1948). Oui, même si avec Rocco et ses frères (1960) il revient un tant soit peu à l’esprit de ses premières œuvres. Le scénario de Bellissima, co-écrit par Visconti, Francesco Rosi et Suso Cecchi D’Amico, a pour origine un sujet de Cesare Zavattini, scénariste – entre autres pour Vittorio De Sica – et théoricien du Néo-Réalisme.
Mais c’est un pavé viscontien dans la mare du Courant. Laurence Schifano parle avec raison d’un « cheval de Troie » (2). S’éloignant significativement du travail de Zavattini, Visconti et ses collaborateurs introduisent un personnage nommé Iris qui raconte l’expérience réellement vécue par celle qui l’incarne, Liliana Mancini. Mancini a été bercée d’illusions et a été violemment rappelée à la réalité quelque temps après avoir été engagée par Renato Castellani pour jouer dans Sous le soleil de Rome (1948).
On sait que le choix fait par certains cinéastes néo-réalistes d’engager des acteurs non professionnels, pour faire plus vrai, plus authentique – et le Visconti de La Terre tremble est effectivement concerné – a parfois posé des problèmes, du point de vue humain autant que de celui de la logique esthétique. Bazin en parlait dans son texte de janvier 1948 sur « le Réalisme cinématographique et l’École italienne de la Libération », en élargissant le propos et en évoquant, à titre d’exemple, le triste destin de l’actrice non professionnelle Anne Chevalier qui était apparue dans Tabou de Friedrich Wilhelm Murnau (1931) (3).
Finalement, entre autres en entendant le témoignage d’Iris, Maddalena se rend compte du mal qu’elle fait à sa fille pourtant tant aimée et renonce à ses projets (4). Bellissima est un film de-la-prise-de-conscience.
Après cette expérience, Visconti, va donner une inflexion assez forte à son cinéma. En s’éloignant du Néo-Réalisme, considéré comme cinéma de la chronique, du réalisme de surface, et en s’engageant, avec Senso (1954), sur la voie d’un réalisme critique, d’un réalisme historique (5).
On remarquera pour finir que Bellissima fait d’une certaine manière écho à des préoccupations très actuelles concernant les abus ayant parfois lieu dans un milieu comme celui du 7e Art.
(Le film est en salles actuellement, restauré en 4K).
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Notes :
1) Visconti fait partie d’une lignée d’aristocrate et il a épousé très tôt les idées communistes.
2) Laurence Schifano, Visconti – Les Feux de la passion, Flammarion, coll. Champs Contre-Champs, Paris, 1989, page 281 [première édition : 1987].
3) In Qu’est-ce que le cinéma ?, Le Cerf, Paris, 1987, p.267. Texte paru à l’origine dans la revue Esprit.
4) Nous sentons que la mère projette sur sa jeune enfant des espoirs qui lui sont très personnels : les deux prénoms ne sont-ils pas d’ailleurs intimement liés ? Marie Madeleine…
5) Sur cet aspect de la carrière de Visconti, on se référera entre autres aux travaux de Guido Aristarco. Notamment « Les Quatre phases du cinéma italien de l’après-guerre », in Cinéma 61, n°56, mai 1961.
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