Ossessione présente un double intérêt. Il est le premier long métrage de Luchino Visconti. Il est l’un des films considérés comme annonçant le plus directement le Néo-réalisme… Et ce, si l’on considère donc que celui-ci émerge après la chute du fascisme – juillet 1943 -, au cours et à la fin des combats sur le territoire italien – de juillet 1943 à mai 1945 -, avec le film Rome, ville ouverte de Roberto Rosselllini – qui est préparé à partir de l’été 1944, lorsque la capitale est libérée, et tourné à partir de janvier 1945.
Mario Serandrei, le monteur – qui a pris la place du fameux cinéaste Alessandro Blasetti à qui avait été demandé un premier montage, finalement non retenu -, aurait utilisé le terme de « néo-réaliste » pour caractériser Ossessione. Il n’invente pas ce terme, celui ci est utilisé par d’autres personnalités italiennes depuis les années trente pour évoquer certains courants de la littérature et du cinéma, mais cet événement, est considéré comme majeur, fondateur – même s’il n’est pas véritablement avéré.
Avant Ossessione, Visconti n’a fait que peu de choses dans le domaine du cinéma. Lors d’un séjour en France, il a côtoyé Jean Renoir, assistant au tournage de Toni (1934), travaillant comme assistant-réalisateur sur Partie de campagne (1936). Au début des années quarante, il a écrit une charge contre les producteurs de son pays dans la revue Cinema : « I Cadaveri ». On sait qu’il a eu, entre autres projets inaboutis, celui d’adapter pour le cinéma une œuvre du chantre du vérisme Giovanni Verga : L’Amante di Gramigna. La censure a rejeté le scénario. Visconti reviendra plus tard à Verga. Son deuxième long métrage, La Terra trema (1948), est inspiré d’I Malavoglia.
Pour porter à l’écran The Postman Always Rings Twice, le roman de James Cain (1934) [1], Visconti est aidé par des personnalités qui, pour beaucoup, ont écrit dans la revue Cinema, et qui sont des opposants au régime en place [2]. Giuseppe De Santis, le futur réalisateur de Riso amaro (1949), et Antonio Pietrangeli sont assistants à la réalisation. De Santis, Mario Alicata [3] et Gianni Puccini sont les principaux coscénaristes – Alberto Moravia aurait apporté son aide, mais il n’est pas crédité.
L’une des grandes forces d’Ossessione vient de ce que Visconti et ses camarades ont placé l’histoire imaginée par Cain – celle d’un crime passionnel – dans le contexte naturel et culturel italien. L’action se déroule dans les Marches et en Émilie-Romagne. À Ferrare, à Ancône, dans les Vallées de Comacchio – c’est-à-dire dans le Delta du Pô. En ce sens, le film peut être considéré comme répondant à l’appel de De Santis dans son fameux texte « Per un paesaggio italiano » : « L’importance d’un « paysage » et le choix de celui-ci comme élément fondamental au sein duquel les personnages doivent vivre – paysage portant quasiment les signes des réflexions de ces personnages -, tels que les ont compris nos grands peintres quand ils voulaient souligner soit le sentiment d’un portrait, soit le caractère dramatique d’une composition unique, sont des aspects d’un problème presque toujours résolu dans le cinéma des autres pays, jamais dans le nôtre. (…) l’Italie manque-t-elle de « paysages » ? N’est-elle pas la terre que tous nous envient pour ses beautés ? Mais que font nos réalisateurs (…) pour la révéler (…) ? Il est inutile d’être heureux de posséder une belle chose, si on ne démontre pas qu’on la mérite et qu’on sait l’aimer (…) Le paysage n’aura aucune raison d’être si ne s’y trouve pas l’homme, et vice-versa » [4]. Parmi les références données par De Santis, il y a les Renoir père et fils.
On pense, entre autres, aux rives du Pô où se déroule l’une des dernières parties du récit. Paysage typique qui traduit l’état d’esprit, la situation des protagonistes : mise à nu des sentiments, perspective d’une re-naissance ou, au contraire, d’une fin de vie. Le titre envisagé au départ pour le film était Palude (Marais).
Ossessione est un film de facture réaliste. L’influence du Réalisme, du Réalisme poétique, du Naturalisme français – des références majeures pour les rédacteurs de la revue Cinema qui appelaient à un renouveau du cinéma italien – est perceptible. On pense notamment à Thérèse Raquin d’Émile Zola – les amants criminels qui se déchirent après que le meurtre ayant mis hors d’état de nuire le mari gênant a été commis.
Cependant, la situation de l’Italie au début des années quarante – un pays placé sous le joug fasciste, une nation en guerre – n’est en aucune manière représentée à travers les images ou les dialogues. Cela vient probablement de ce qu’Ossessione se veut hors de l’actualité, montrant la Péninsule dans ce qui la caractérise au plus profond, au-delà des vicissitudes de l’Histoire. Et aussi, paradoxalement, de ce que la position des auteurs du film était des plus distantes par rapport au fascisme.
En fait, l’intention de certains d’entre eux aurait été de réaliser un film véritablement antifasciste. Mario Alicata a déclaré à propos de l’un des personnages : « L’Espagnol, qu’est-ce qu’il voulait signifier dans nos intentions relativement naïves ? C’était un prolétaire qui avait fait la guerre d’Espagne, du côté juste naturellement, pas du côté des fascistes. Un prolétaire qui était revenu en Italie et qui vagabondait pour propager les idées du socialisme, les idées de l’antifascisme, les idées du communisme. Il devait être le personnage positif du film : il n’a pas réussi à l’être et ce n’est probablement pas seulement la faute de la censure… Il a parfois la physionomie d’un personnage très équivoque, alors qu’il devait être la conscience critique du film » [5]. C’est Visconti qui est visé, qui est critiqué pour avoir gommé certains aspects trop politiques du projet de départ, pour avoir orienté le récit et les personnages sur des chemins très, trop personnels.
La situation est complexe, car on a du mal à imaginer le film tel que le décrit Alicata voir le jour dans l’Italie mussolinienne. Certains observateurs sont même étonnés que le scénario ait pu passer la censure préalable – avant la réalisation -, et que le film ait pu obtenir son visa d’exploitation – après tournage donc… lequel s’est déroulé de juin à novembre 1942. La personnalité de celui qui était alors à la tête de la Direction Générale pour la Cinématographie, Eitel Monaco, pourrait expliquer ce sort positif du premier long métrage de Visconti… Un hiérarque plus intéressé par les problèmes d’ordre économique que politique – contrairement à son prédécesseur Luigi Freddi [6].
Ossessione n’est pas montré dans toutes les villes – même s’il a été présenté à Rome au printemps 1943, il ne sort officiellement sur les écrans de la capitale qu’à la fin de la guerre -, est mutilé par la censure, et provoque des réactions parfois très hostiles – même si certains critiques et spectateurs en saluent la force novatrice et subversive. Ce film est choquant pour l’Italie de l’époque, il met en question indirectement les valeurs prônées par le régime en place. Les autorités et une partie de la population ne peuvent approuver la vie, les activités et les projets de certains personnages, le portrait acerbe qui est fait de certains autres.
Gino Costa est un vagabond sans travail. Il se prend de passion pour Giovanna, qui tient une auberge avec son mari, Giuseppe Bragana. Il est prêt à tout pour elle, mais est en fait déchiré par des désirs contradictoires. Quand il est avec la jeune femme, il semble souvent regarder ailleurs. La scène avec le coquillage montre qu’il subit l’appel du large. Après avoir quitté l’auberge avec Giovanna, après avoir quitté celle-ci qui est finalement incapable de le suivre sur les routes d’Italie et d’abandonner ce qui lui permet de vivre, Gino se rend seul à Ancône, en train. Il affirme que c’est « pour voir la mer ». Peut-être serait-il prêt à embarquer sur un navire, mais il ne le fait pas… Une fois revenu à l’auberge des Bragana, et une fois le mari assassiné, il veut partir à nouveau, reprochant à son amante de s’embourgeoiser, sentant que lui-même est en train de s’enkyster et ressentant avec trop de douleur la présence du mort.
L’ « Espagnol » que Gino rencontre dans le train pour Ancône est un forain, un nomade : « Moi, je suis un artiste. Aujourd’hui ici, demain là (…) Je reviens de Trieste » ou encore : « Je voulais aller jusqu’en Sicile. Tu sais, c’est une région magnifique la Sicile. Mais en fait, toutes les régions sont belles… Naples, Gênes… Tu n’as jamais été à Gênes ? À Gênes, on peut marcher des heures sur le quai. C’est comme une rue. On peut y rencontrer des tas d’amis. Parce qu’à Gênes, tout le monde y va (…) » [7].
L’ « Espagnol » prône un amour hors normes, une amitié érotique. Il pourrait être la représentation viscontienne d’un homme aux penchants homosexuels : « Toi tu peux rester avec moi. À deux, on peut faire tant de choses », dit-il à Gino dans le train. Il ajoutera, plus tard, quand il apprendra que celui-ci s’est pris de passion pour une femme : « Si tu restes avec moi, je t’enseignerai, moi, que sur les routes on ne voyage pas seulement pour faire l’amour avec les femmes ». Gino ne suivra pas l’ « Espagnol » et celui-ci le lui reprochera avec virulence.
À Ferrare, une femme prénommée Anita va aider Gino à se défaire de son lourd sentiment de culpabilité – consécutif au meurtre de Bragana -, à retourner vers Giovanna après que les deux amants se sont disputés, l’un soupçonnant l’autre d’avoir l’intention de lui nuire. Anita symbolise la pureté et la transparence – ce n’est pas un hasard si on la voit à un moment une bouteille de lait à la main et si son lit est entouré d’un voile translucide. Cette femme est une prostituée. Gino se confie à elle comme on pourrait le faire auprès d’une sage-femme.
Visconti montre le désir et l’amour qui unissent Gino et Giovanna de façon très sensuelle, charnelle, naturaliste. Il y a les jambes de la jeune femme qui pourraient être la première chose que voit d’elle le vagabond – mais qui sont en tout cas la première chose que voit d’elle le spectateur. Il y a les épaules du jeune homme que Giovanna compare à celles d’un cheval. Il fait alors très chaud. Les corps transpirent. L’atmosphère est torride.
Tout cela s’oppose au physique et au comportement des personnages négatifs du film : le mari adipeux et tyrannique, qui économise au lieu de – se – dépenser. Le contrôleur du train, engoncé dans son petit uniforme, et qui lance, pour justifier sa basse besogne : « (…) moi, on me paye pour ne regarder personne en face ».
Ces personnages représentent l’humanité dans ce qu’elle a de plus mesquin, piteux, morbide. La Camarde est d’ailleurs omniprésente dans le film. Émanant à la fois de l’Ordre social et politique et d’un univers relevant de la Métaphysique, elle manipule, menace et anéantit les protagonistes épris d’amour et de liberté.
Elle les pousse à mal agir – cf. la scène extraordinaire du repas nocturne qui réunit Gino et les époux Bragana, qui sont à cran, et durant laquelle Giuseppe tue des chats au fusil, ce qui est l’annonce glaçante, tragique des morts à venir.
Elle leur barre la route. L’« Espagnol » sera arrêté – peut-être dénoncera-t-il alors Gino, on ne sait. Gino, et surtout Giovanna – qui porte une nouvelle vie et la possibilité de la rédemption -, connaîtront un sort funeste. Cette Mort, on en entend parler quand Gino répond à une hôtelière qui admoneste ceux qui voudraient se coucher sur un lit sans se déchausser : « Ce sont seulement le morts qui vont au lit avec les chaussures ». Cette Mort, on l’entraperçoit… Sous les traits d’une paysanne tenant une faux dans l’auberge des Bragana. Sous les traits, peut-être aussi, de l’enfant, petit ange blond, qui donne des informations sur Gino et Giovanna à la police lancée à leur poursuite.
Notes :
[1] On raconte que Renoir a donné à Visconti une traduction française du roman de Cain et que l’Italien a vu la version de Pierre Chenal intitulée Le Dernier tournant (1939).
[2] Visconti est lui-même proche des idéaux communistes, bien qu’issu d’une famille aristocratique.
[3] Mario Alicata a été un résistant actif et a été un temps emprisonné par les forces fascistes.
[4] Cinema n° 25, aprile 1941 [Notre traduction].
[5] Alicata est cité par Gianni Rondolino, in Luchino Visconti, UTET, Torino, 1981, pp.129/130 [Notre traduction].
[6] Sur le rôle d’Eitel Monaco, cf. Jean A. Gili, L’Italie de Mussolini et son cinéma, Henri Veyrier, Paris, 1985, pp.179/180.
[7] Les dialogues du film proposés ici sont traduits par nos soins.
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