Luigi Comencini – « Le Grand Embouteillage » (1979)

reprise de la chronique réalisée pour l’édition DVD en octobre 2014

Qui connaît Luigi Comencini pour ses fresques délicates, « L’Incompris » ou « Casanova… », ou pour ses comédies, les deux volets de « Pain, Amour… », risque de tomber à la renverse en découvrant « Le Grand Embouteillage » ; un film monstre, d’une virulence et d’une noirceur insoupçonnables chez cet auteur. Pour beaucoup, Comencini garde en effet l’image d’un réalisateur assez tempéré, moins novateur que les figures du cinéma moderne italien apparues au lendemain du néo-réalisme dans les années 50 et 60. Malgré le ton déjà satirique de ses comédies (dont « A Cheval sur le Tigre » de 1961, avec Nino Manfredi), Luigi Comencini sera resté un peu l’ancien, une figure paternelle et distinguée de noble artisan, plutôt cantonné dans une production certes raffinée mais populaire. « Le Grand embouteillage », film radicalement contemporain, dément avec force ce préjugé : cette coproduction démesurée au casting international, trône insolemment parmi les œuvres les plus iconoclastes des années 70, rivalisant avec la férocité de Ferreri ou le nihilisme halluciné des films d’Elio Petri. Un entrepreneur véreux (Sordi), un acteur blasé (Mastroianni) et de multiples quidams en crise (Depardieu, Miou Miou, Fernando Rey, Angela Molina…) acculés par un grand embouteillage dans la périphérie de Rome, se livrent à toutes les lâchetés et les vices dans un dernier sursaut d’humanité grotesque. La peinture amorale tient du cataclysme terminal avec au cœur du film, une nuit d’immobilité interminable aux allures de pantomime expressionniste, criarde et dérangeante.

« – Il est évident que le postulat que vous avez choisi pour Le Grand embouteillage est le plus difficile qui soit, puisque votre film commence où, en principe, il devrait finir. Vous débutez par le paroxysme, le blocage absolu, l’embouteillage hermétique.

– Je commence où la fantaisie s’achève. C’est un pari. Je suis parti, évidemment, de l’actualité. A Rome, les embouteillages sont à l’ordre du jour. Je dois dire que, pour moi, l’embouteillage est un lieu de réflexion. Comme une église. Dans un embouteillage, on réfléchit sur la condition humaine, on est stimulé, parce qu’on est entouré de beaucoup de monde et qu’on ne communique plus avec personne ».

Luigi Comencini, propos recueillis par Danièle Heymann, L’Express, 17/11/1979

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De Beneditti (Alberto Sordi), un juriste qui s’est enrichi à coup d’opérations douteuses, arrive à Rome en jet privé. A peine débarqué, il est pris en charge par Ferreri (Orazio Orlando), son assistant très obséquieux, qui doit le conduire à une partie de chasse mondaine. Mais à peine engagé sur l’autoroute, les deux hommes tombent dans un gigantesque embouteillage, phénomène devenu courant aux portes de la ville. Ça et là, au gré des vitres ou des portières entrebâillées, les situations se découvrent : un piéton renversé agonise dans une ambulance à l’arrêt ; un père se dispute avec sa fille engrossée par le premier garçon venu ; un vieil couple parti fêter ses noces d’argent échange de tendres souvenirs ; un jeune homme, pressé de retrouver sa maîtresse, tente de se distraire pour oublier son besoin… impérieux.

A l’évidence, Comencini reprend un modèle narratif, le film à sketches, genre très en vogue dans le cinéma d’exploitation français et italien des années 50 et 60. Le mépris, la convoitise et la vénalité, thèmes récurrents, sont brossés caricaturalement ; ils posent l’horizon à la fois moraliste et satirique du film.On trouve là, mêlés de façon informelle, les échos du décalogue et des sept péchés capitaux ; ces derniers s’étant particulièrement prêtés aux films à sketches. Comencini s’inscrit donc, d’une certaine manière, dans une forme de tradition assez populaire, à ceci prêt qu’il en déploie très largement le cadre. Non seulement, les épisodes sont décuplés au-delà du raisonnable, en une myriade de petites intrigues qui se tuilent les unes dans les autres, mais surtout, plus que de travailler à des résolutions narratives, elles se répondent et s’enchaînent dans un jeu de variations, ne faisant qu’amplifier la situation générale. Il s’agit donc, davantage que de conduire des historiettes, de camper un tableau grouillant de monstruosité, chaque abjection conduisant à une autre qui la dépasse, sans plus de bornes. Le mélange d’oisiveté et d’impuissance, né de l’immobilité, catalyse les mauvais instincts et la violence qui doivent trouver leurs exutoires. L’absurde guette également dans cette situation régressive : un coureur de fond traverse fièrement la marée des automobiles à l’arrêt, la foule affamée en est réduite à consommer des petits pots chapardés dans une camionnette de livraison ; et on se marche dessus en cherchant désespérément un petit coin pour se soulager. C’est donc tout le mythe du progrès qui s’écrase contre un mur de haine et de vulgarité, tandis que la civilisation humaine tombe en miettes…

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Comencini pousse le procédé à son paroxysme une fois la nuit tombée. Le récit atteint un point de non-retour qui fait basculer le film, jusqu’ici tenu dans le cadre de la satire humoristique, dans l’infamie dramatique. Tandis que les automobilistes sont forcés de trouver le repos dans l’inconfort de leurs habitacles, l’échantillon italien le plus nauséeux, trois jeunes hommes blonds, emblèmes aryens du fascisme, avec la complicité voyeuse de quelques mafieux, en profitent pour commettre la pire des exactions. Le réalisateur qui procédait déjà par accumulation, grossissant une scénette par une autre qui en répétait le contenu en l’exagérant, joue l’indignation et la surcharge de mauvais goût. Mais cette énormité, aussi dégoûtante et appuyée soit-elle, passe parmi la succession des évènements, tous plus insolites et baroques. Car tout ce qui restait de réalisme ou de bon sens s’est échappé avec la nuit, ne devenant qu’une somme d’excès grumeleux. Au fond du cauchemar, un mari qui se sait cocu menace de se tuer à la cantonade ; dans un accès de folie, il hurle qu’il va se jeter sous les roues devant des conducteurs hébétés ou moqueurs, alors que le trafic a cessé depuis des heures. Le jour, qui se relèvera après « ça », ne sera qu’un grand nuage de poussière ponctué de bourrasques et de pluie. Significativement, au petit matin, un prêtre prononce une prière qui semble s’adresser, davantage qu’à celui qui expire devant lui, à l’humanité toute entière présente sur ce tronçon d’autoroute, un cul de sac devenu tombeau.

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La parabole pourrait paraître poussive, grossière dans son simplisme, si elle n’était pas soutenue par la virtuosité du montage et par la lente distorsion fantastique que celui-ci compose, en altérant singulièrement la tonalité du film. En définitive, le rire se sera mué en une longue grimace exténuée. Au bout du rouleau (de pellicule), ne demeurera que la désespérance née d’un gâchis consumé. La prière d’absolution donnée par le prêtre à la fin du film, ne fait que mesurer l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir pour libérer l’humanité des asservissements qu’elle s’est créés vis-à-vis de l’argent, du pouvoir, de la productivité, sans parler des maux qui en découlent, la pollution, l’insatisfaction et la violence. Ironiquement, seul le mourant aura la chance d’en être délivré. Les autres, eux bien vivants, resteront condamnés.

Les détracteurs du film soulignèrent le caractère bien trop général et fourre-tout de la démonstration. Les considérations morales sur les vices de la nature humaine, y recoupent en effet les maux de la société contemporaine, conséquences industrielles et économiques des premiers, et s’amalgament de surcroît aux oppressions politiques de toutes sortes… Les plus réservés ont lu une facilité dans le fait de pointer des cibles abstraites, qui n’étaient que des lieux communs, ou des idées partagées difficilement contestables. Cette faiblesse de l’attaque qui fait feu de tous bords, n’enlève pourtant rien à la puissance du traitement formel, ni à son échafaudage narratif implacable. Même en soupçonnant un certain suivisme dans la contestation, le discours n’ayant rien d’original ou de précoce, le film continue d’impressionner par le jusqu’au-boutisme de sa métaphore visionnaire. Comencini n’est visiblement pas un idéologue ou un penseur. S’il s’attaque au problème, c’est bien en cinéaste et metteur en scène, sous l’angle de la représentation, plus expressionniste et « poétique », qu’édifiante ou didactique. Partant, le film est un saisissement ; une fête grotesque dédiée à la méchanceté la plus noire.

en salles le 24 juin 2015

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A propos de William LURSON

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