Faute d’amour
Inédit en France depuis de sa sortie en Italie, en 1969, Sans rien savoir d’elle accède enfin aux salles françaises, dans une version restaurée par le distributeur Les Films du camélia, en collaboration avec la cinémathèque de Bologne. L’occasion de découvrir ce film réalisé par Luigi Comencini entre deux autres opus importants de sa carrière, Casanova, un adolescent à Venise (1969) et L’argent de la vieille (1972). Contrairement à ce dernier, Sans rien savoir d’elle n’appartient pas au genre de la comédie mais plutôt à celui du film policier puisqu’il raconte l’histoire d’un avocat travaillant pour une compagnie d’assurances, Nanni Bra, chargé d’enquêter sur la mort suspecte d’une mère de famille dotée d’une importante assurance-vie. Si elle est tenue tout au long du récit et qu’elle reste son principal moteur, l’intrigue criminelle ne constitue en réalité qu’un écrin pour l’auscultation des rapports humains dans l’Italie de la fin des années 1960 et, notamment, de la relation amoureuse, qui se noue ici entre l’avocat et Cinzia, la benjamine de la femme décédée.
Dans la première scène, Nanni est sorti de son sommeil par l’appel téléphonique du service du réveil. Tandis qu’il émerge difficilement, on distingue, dans la pénombre, une paire de talons bientôt chaussés par les jambes d’une femme. À peine deux « Bonjour » échangés, et, déjà, la femme s’en va, sans que l’on n’ait pu distinguer son visage. Comme le confirme son lever, constitué d’une série de gestes qui a tout de la routine, Nanni est un homme solitaire, dénué d’attaches, et semble-t-il, d’affects. Cette neutralité confine à une forme d’opacité qui se prolonge, au début de la narration, par le flashback qui revient sur le début de l’enquête de l’avocat dans un Milan brumeux et automnal, aux couleurs presque éteintes. Mystère du récit et du personnage ne font alors qu’un, jusqu’au moment où ce dernier rencontre celle qu’il est chargé de retrouver, Cinzia. Lors des premiers plans où elle apparaît, la jeune femme, interprétée par Paola Pitagora, révélée quatre ans plus tôt par le premier film de Marco Bellochio, Les Poings dans les poches, laisse transparaître une forme d’insouciance contrariée, signe d’une blessure l’ayant sortie trop tôt de l’enfance. Suivie sans le savoir par l’avocat, elle compte les secondes avant l’apparition du feu vert puis elle s’applique à ne marcher que sur les lignes blanches, accompagnée dans sa démarche candide par la ritournelle d’Ennio Morricone en forme de comptine – ici encore, le compositeur enchante par ce leitmotiv qui rythme chaque réunion du couple. Plus loin, tout à son empressement gauche et incertain, elle se saisit de l’annuaire du bar en renversant le paquet de cigarette posé dessus, avant d’utiliser une page du livre pour en faire un avion en papier.
Ce sont sans doute ces élans d’innocence qui attirent Nanni auprès de la jeune femme et qui le conduisent à bousculer ses plans professionnels. Le récit bifurque alors pour se concentrer sur la relation amoureuse entre ces deux individus, bientôt mise en péril par le personnage masculin lorsqu’il révèle à Cinzia sa position d’enquêteur sur le décès de sa mère. Au gré de leurs différentes scènes et des discussions qui les constituent, se dévoile donc le véritable sujet du film : le sentiment amoureux et la constante lutte qu’il demande pour être, sinon réanimé, du moins préservé. « L’étincelle s’est éteinte. N’est-ce pas ? » dira notamment la jeune femme, comme un écho à l’ouverture du Feu Follet où la voix off annonce, d’emblée, l’impossible continuation du couple présenté à l’écran par ces mots : « Pour lui, la sensation avait glissé, une fois de plus, insaisissable, comme une couleuvre entre deux cailloux. » La réplique de Cinzia intervient pourtant au terme de l’une des rares séquences lumineuses du film, où la discussion entre les deux personnages est enveloppée par la chaleur des teintes orangées de l’automne, rehaussée par la belle photographie de Pasqualino de Santis (frère du cinéaste et chef opérateur sur de nombreux films italiens majeurs de la période). Mais, au cours de ces échanges, l’ambition professionnelle et financière de Nanni s’impose comme le seul objet de ses désirs, réinstaurant, entre les deux amants, une distance jusque-là latente. Car tout le drame de Cinzia, et du film, se situe ici, dans le manque d’amour des êtres, aveuglés par l’argent, à l’image des membres de cette famille qu’elle cherche à fuir. Sans rien savoir d’elle emprunte alors une voie similaire à celle de Jules et Jim tout en l’inversant. Le dernier mouvement du récit n’alerte plus sur le devenir mortifère de la passion amoureuse mais sur les dangereuses conséquences de son absence.
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