Au regard de la carrière de Marcel Carné, principalement connu pour ses œuvres en noir et blanc peuplées par le visage mélancolique de Jean Gabin et les bons mots de Prévert¸ Les Jeunes Loups fait figure d’exception, et ce, dès le générique, véritable exemple d’une imagerie pop, avec sa musique rock et ses faisceaux de couleurs tout droit sortis d’une discothèque. La première séquence qui suit manifeste d’ailleurs explicitement cette volonté de rompre avec le « cinéma de papa » et de coller à la (contre-)culture de son époque puisqu’Alain, le jeune héros venu se réfugier sous un porche pour échapper à la pluie, lance à l’ensemble des vieilles personnes irritées par sa présence : « Très poliment, la jeunesse vous dit merde ! ». Sylvie, une jeune femme, autre intrus parmi cette foule d’adultes, le rejoint alors dans son affront à la vieille génération et tous deux s’en vont sous la pluie avant de partir en décapotable, cheveux au vent, épris de liberté, à la conquête de Paris. Le film est lancé.
La route parcourue ressemble à celle de ces romans du dix-neuvième siècle, ceux de Balzac notamment, où un être pauvre mais pétri d’illusions prend d’assaut la capitale pour y réussir son rêve d’ascension sociale. Alain n’a qu’une obsession, être riche, pour mener la belle vie et s’affranchir de cet univers de bureau et d’industrie qui ne cesse de s’étendre durant cette ère des Trente Glorieuses. Pour réussir, il est prêt à utiliser tous les moyens possibles – gigolo, escroc – et incarne, à tous points de vue, le rôle de l’arriviste. Très vite, une contradiction émane de son comportement : il a beau vitupérer contre le modèle bourgeois de la société qui le gouverne, il n’aspire qu’à se hisser à son sommet et non pas à le renverser. Son comportement s’oppose alors à celui de Sylvie, désormais sa petite amie, devenue dessinatrice, dont le désir de liberté se concrétise par son émancipation des normes sociales, sans pour autant aller jusqu’à la rupture de ban avec la société. Seul Chris, tombé amoureux de la jeune femme lors de leur rencontre à Montmartre, incarnation du beatnik à la guitare, va jusqu’à cette extrémité et adopte une existence marginale. À eux trois, ils forment un triangle plus sociologique qu’amoureux et illustrent cette jeunesse des années soixante, avide d’en finir avec le conservatisme et l’autoritarisme de leurs aînés, sans pour autant connaître avec précision l’horizon vers lequel se tourner.
C’est tout l’intérêt et la pertinence de ce long-métrage très singulier dans le paysage du cinéma français de l’époque, l’un des rares à capter ce moment de transition pré-Mai 68, où les hippies se font embarquer par des gendarmes à capes et casquettes, car ils chantent en réunion sur les marches du Sacré-Cœur. Son originalité est d’autant plus grande que cette volonté de révolte culturelle est mise en scène dans un mélange formel entre une assise dans le classicisme et des traces de modernité. La présence des volets pour marquer le passage d’une séquence à une autre, l’usage de la transparence lors des scènes de voiture et les décors de studios témoignent en effet de la permanence d’un savoir-faire classique qui se combine avec une utilisation de la musique pop et de certains plans très brefs, donnant à cette œuvre une hybridation pour le moins atypique. Une scène d’une grande beauté exemplifie parfaitement cet alliage esthétique. Pris d’euphorie après un succès commercial, Alain embarque Sylvie pour une virée à Deauville dans un véhicule volé, filmée dans une transparence qui rappelle les mélos hollywoodiens. Une fois là-bas, ils plongent dans l’eau d’une piscine au rythme de la chanson de Nicole Croisille, I’ll Never Leave You, pour un instant de suspension hors du monde, où les corps se libèrent et se dénudent – la caméra s’arrêtant sur les sous-vêtements qui flottent loin de leurs propriétaires. Véritable moment d’évasion, où la quête de liberté s’incarne pleinement et où les deux amants sont enfin à l’unisson, qui n’est pas sans rappeler d’autres fameuses utilisations en musique, dans un cinéma plus moderne, de l’univers aquatique comme échappatoire au réel – que l’on songe à The Swimmer, sorti la même année, ou à des exemples plus récents, les piscines chers à Wes Anderson dans Bottle Rocket (1996) et Rushmore (1998) et, surtout, Somewhere (Sofia Coppola, 2010), avec son bref moment d’harmonie entre un père et une fille, bercé par l’Il Try Anything Once des Strokes.
Comme chez Sofia Coppola, cette séquence intervient au milieu du récit comme une respiration, comme une pause pour le personnage principal aliéné à un mode de vie qui le rend profondément insatisfait. La course folle vers la réussite d’Alain apparaît en effet sans fin et sans espoir car elle semble répondre davantage à une addiction pathologique, à un besoin de séduction et d’entourloupe qu’à une réelle volonté de conquérir le Graal. Si Chris et lui sont présentés comme deux être diamétralement opposés – le premier est un bourgeois aspirant à une vie de dénuement quand l’autre est un individu des classes populaires aspirant au luxe – ils se rejoignent finalement dans leur quête inassouvie d’un sens et dans leur sentiment de perdition. Existentiels plus que politiques, les principaux questionnements drainés par la narration n’ont rien de datés et sont en tous points contemporains : comment trouver l’équilibre entre l’ambition et l’amour ? Comment concilier une ironie de protection avec l’expression de ses sentiments ? La dernière scène, reprenant à nouveau cet entre-deux entre la résolution du classicisme et l’énigme de la modernité, se révèle à cet égard d’une grande ambiguïté, laissant planer la menace des passions dévorantes sur l’assise de la vie conjugale.
Avec son conflit générationnel, sa critique de la vieille génération, et l’évocation de certains thèmes novateurs pour la période – l’amour libre, la bisexualité -, Les Jeunes Loups apparaît comme une réponse de Marcel Carné aux critiques des Cahiers du cinéma qui n’ont eu de cesse de le conspuer, lui reprochant d’être le représentant d’un cinéma sclérosé, déconnecté du monde réel et des enjeux de son époque. Pourtant, c’est bien lui qui rend compte, quelques mois avant 1968, de cette jeunesse désireuse de rompre avec le mode de vie bourgeois de leurs aînés, préfigurant en quelque sorte le soulèvement à venir, tandis que les anciens journalistes devenus les cinéastes de La Nouvelle Vague réalisaient, à l’exception de Godard, des œuvres bien plus éloignées des préoccupations de leur temps – que l’on songe seulement aux Baisers volés de Truffaut, sorti la même année, avec un Antoine Doinel délicieusement anachronique. Mutilé par la censure, le film fait aujourd’hui l’objet d’une ressortie, par Malavida Films, dans une version restaurée et expurgée des coupes de l’époque.
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