Reprise en salles le 20 novembre 2013 d’un chef-d’œuvre de Mauro Bolognini.
Adapté du roman de Gaetano Carlo Chelli, « L’Héritage » se déroule à Rome à la fin du 19ième siècle. Les enfants d’un boulanger se disputent sa fortune mais se font doubler par une belle ingénue, Irène, qui vient d’épouser l’un des fils pour mieux s’approcher du père. Prétextant que le patriarche serait sur le point de se remarier, elle prend sur elle d’aller l’amadouer pour éviter qu’il ne cède son bien à une femme intéressée. Sur la base de cette intrigue familiale, Bolognini construit une fresque somptueuse et réaliste, sur l’ambition sociale et les intrigues de la bourgeoisie romaine. La crudité et la violence, travesties sous des apparences policées, trouvent dans la magnifique photographie du film (signée Ennio Guarnieri), un envers complémentaire et doucement ironique. On s’étonnera toujours de ce que Bolognini reste encore aujourd’hui un cinéaste très sous estimé et marginalisé. Espérons que ce film admirable œuvre à une reconnaissance plus franche de son cinéma.
Avarice d’un homme mûr
L’introduction est abrupte. On y voit un employé qui se penche pour ramasser une pièce enfouie sous le tas de farine qui inonde le sol. Le maître des lieux, le patriarche Ferramonti (Anthony Quin), lui écrase la main et le foudroie du regard en criant au vol. L’ouvrier s’incline et lui tend, non sans amertume, la monnaie dérisoire. Fin de labeur, aujourd’hui le père Ferramonti ferme définitivement et se retire avec fracas, comme sur un coup de tête. Odieux, il chasse les travailleurs à coup de pieds avant de rejoindre ses enfants qui l’attendent dans une arrière pièce. Contre toute attente, chacun reçoit en guise de paiement une semblable volée d’humiliations : Ferramonti entend jouir sans partage de sa fortune de son vivant et ne rien céder, quoi qu’il en soit, à une progéniture ingrate. Tandis qu’il exulte, exalté par sa propre cruauté, sa fille quitte la pièce en menaçant d’un procès…
On pourrait penser, passée cette introduction théâtrale, que le film va se nouer autour de la lutte que la fratrie va mener pour récupérer la fortune du père. Néanmoins, le récit se déplace pour suivre l’itinéraire d’un des deux fils, Pippo (Luigi Proietti), celui qui a été le plus vertement éconduit malgré son dévouement pour l’entreprise familiale. Tentant de monter sa propre affaire en reprenant le commerce d’un quincailler, Pippo rencontre la fille du commerçant, Irène (Dominique Sanda) dont il s’éprend immédiatement. Le mariage a lieu et Irène s’emploie à rabibocher le clan, tout en veillant aux intérêts financiers de son ménage. De prime abord ingénue, Irène intrigue et séduit un à un les Ferramontis.
Commerce des intérêts
Le récit initialement détendu épouse l’accalmie d’une chronique ordinaire et passe d’un personnage à l’autre. C’est par l’entremise du regard de Pippo, que l’on assiste aussi médusé que lui, à sa réussite modeste et à son bonheur improbable. Ensuite c’est sa femme, la douce et réconciliatrice Irène, qui en vient à occuper toute l’attention, celle de Pippo mais aussi celle de Mario (Fabio Testi), l’autre frère qui la convoite. Manœuvrant parmi les connaissances de chacun, Irène s’immisce dans les cercles mondains au grand dépit de Pippo, mal à son aise parmi des discours qui lui échappent. Irène construit la fortune du couple et ses habiletés ne connaissent aucun frein. Pourtant l’infortune guette et la perspective de l’héritage familial, un temps oubliée, réactive tensions et suspicions. Les deux frères courent à leurs déchéances tandis qu’Irène, en pleine ascension, ne cesse d’étendre ses filets. Dans l’arrière-plan, Teta (Adriana Asti), la fille de Ferramonti, et surtout son mari Paolo (Paolo Bonacelli), un politicien à l’insignifiance trompeuse, attendent patiemment leur tour en polissant leurs ambitions. Parvenue à ses fins, Irène ne commettra qu’un seul faux pas : celui de défier insolemment la société en affichant publiquement son immoralité au lieu de la contenir. Ce tombé de masque final aura lieu, ironiquement, lors des fastueuses célébrations du carnaval, dans les salons mondains de cette bourgeoisie romaine.
Flamboiement
Tout le film de Bolognini oscille entre cette trivialité des comportements, pétris d’ambitions et d’aspirations vénales, et le faste des apparences que chacun entretient pour donner le change. La photographie elle-même joue de cette dualité permanente en sachant garder un réalisme descriptif tout en se faisant délicate et soignée. Comme dans « Le Bel Antonio », l’un de ses films précédents, Bolognini se démarque dans « L’Héritage » par une ironie mordante, d’autant plus effective, qu’elle se garde de basculer dans une satire trop appuyée. S’il y a de l’amusement dans la cruauté, à voir cette soif d’argent qui pousse famille et semblables à s’entre dévorer, Bolognini ne s’arrête pourtant pas à ça. Le réalisateur, en fin portraitiste, s’attache à observer chacun des personnages, leurs nuances et leurs mues, tout au long du récit. Si celui d’Irène (Dominique Sanda) est le plus complexe pour son ambivalence permanente, Pippo et Mario, les deux fils Ferramonti, ou encore le père, ne sont pas moins caractérisés. Chacun des personnages se répond par des jeux de symétries brisées qui rendent leur commerce périlleux. Mario (Fabio Testi) est l’antithèse de son frère laborieux, mais, malgré son cynisme et ses audaces, il sait qu’Irène, en fausse sœur, le dominera et le perdra. Pippo, avec son manque d’ambition et de malice, est de loin la figure la plus innocente, mais en même temps, cela fait de lui la victime désignée du groupe, un pantin à l’inadaptation sociale pathétique. Le père, saisi en pleine régression sentimentale, n’a plus la force de douter d’Irène et reconnaît peut-être en elle, sans qu’il se l’avoue, le même égoïsme de l’argent. Chose sûre en tout cas, chacun prend et écope, les plus fiers en connaissance de cause, mais sans se renier ni avoir honte de leurs actes. C’est cette alchimie des caractères et des échanges, entre vitalité et morbidité, qui fait la richesse du film par delà de la charge. Finalement, au sein d’une vilénie généralisée, seuls se distinguent parmi les parvenus les joueurs les plus trempés, ceux capables de flamber avec la mèche qu’ils ont allumée, pourvu qu’ils y trouvent leur plaisir. Ce sont Irène, Mario et enfin le patriarche qui aura su négocier, en vieille crapule devant l’éternel, une sortie heureuse. A côté de cette démesure abyssale, il y a les perdants condamnés à l’errance comme Pippo et surtout les petits joueurs, lâches mais avisés, qui font le ciment des institutions. Ce seront eux, les plus hypocrites, qui l’emporteront avec les honneurs, dans un satisfecit public des plus ironiques.
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