Max Ophüls – "Lettre d'une inconnue" (1948)

 

Première réalisation américaine du réalisateur, "Lettre d’une inconnue" est une remarquable adaptation de Stefan Zweig avec, dans le rôle clé, l’actrice Joan Fontaine. Dans une Vienne début de siècle, une jeune fille grandit et aime secrètement un voisin pianiste, mondain et cynique. Délaissée après avoir été conquise, elle refusera pourtant de contraindre le musicien à endosser ses responsabilités… Film de maturité, formelle et thématique, "Lettre…" inaugure la splendide série de films qu’Ophuls réalisera sur la fin de sa carrière. "Madame De" et "Lola Montès" en seront les épisodes les plus marquants. Pourtant, malgré sa reconnaissance, l’œuvre d’Ophuls souffre d’un oubli relatif et prête toujours au malentendu. Car, contre toute apparence, cette oeuvre n’a rien de candide ni de surannée, comme vient nous le rappeler cette reprise restaurée de "Lettre d’une inconnue". C’est au contraire l’alchimie entre une cruauté mordante et une élégance formelle sans accrocs, qui font la saveur unique de cette orfèvrerie fine.
 
 
 
Comme l’indique son titre, "Lettre d’une inconnue" s’ouvre sur un procédé épistolaire. Le pianiste Stefan Brand, un ex-prodige vieillissant, est ramené chez lui par ses amis, en plein milieu de la nuit. Dans quelques heures, il devra honorer un énième duel avec un rival qu’il a probablement offensé. L’homme parade mais sitôt dans son appartement, il commande à son majordome de boucler une valise afin de fuir avant l’aube. La manœuvre semble coutumière et l’homme fait peu de cas de sa dignité. Alors qu’il s’affaire, il découvre un volumineux courrier, arrivé le jour même. C’est la voix lointaine et méconnaissable de l’expéditrice qui se déploie dès qu’il ouvre les premiers feuillets. Cet artifice narratif, aujourd’hui rebattu, acquiert une sophistication inédite chez Ophuls. Ce sera certes un récit en flashbacks, assez linéaire, qui va s’offrir au spectateur, mais doublement subjectivé. A la voix de l’inconnue qui retrace son itinéraire, de ses soubresauts enfantins jusqu’aux stases plus pathétiques de sa vie d’adulte, se superpose tacitement, l’effort de mémoire du destinataire. Si la narration en off révèle la vie intérieure de cette héroïne pudique – cette voix qu’elle n’a pas sue ou pue exprimer par excès de pudeur et idéalisme amoureux – le récit dresse dans le même temps le portrait implacable de l’homme. La lettre n’a pourtant rien d’une récrimination, puisque c’est au contraire une énième déclaration amoureuse, mais elle met le pianiste face à une émotion authentique, qu’il ressent peut-être pour la première fois et qui est véritablement insoutenable. C’est davantage cette émotion, plus qu’une mauvaise conscience, qui sonnera pour lui le glas des illusions. Pendant ce temps, la narration du passé, emboîtée, fait se dilater à l’infini les heures et les minutes qui le séparent du duel. Au-delà d’une mécanique narrative savante mais qui pourrait paraître désincarnée ou trop formelle, le film émeut car il rend palpable le chassé-croisé des deux personnages, passé et présent, d’autant plus touchant qu’il est forcément voué à l’échec. Ce mouvement, celui d’une valse contrariée, est profondément imprimé dans la conduite narrative, faite d’allers, d’élans, d’arrêts, de sauts, d’ellipses, jusqu’à ce que le disque, grippé, s’arrête d’un coup sec. Entre-temps le brouillard de la conscience se sera dissipé pour Stéphan, dégrisé et rendu à la réalité, désabusé. Le motif de la circularité, autant associé à l’illusion qu’à la vanité, reviendra avec encore plus d’évidence dans les films futurs, "La Ronde" et "Le Plaisir", ou encore sous un jour plus grotesque dans "Lola Montès", avec cette piste de cirque sur laquelle est exhibée la courtisane déclassée.
 
 
L’illusion est bien évidement la clé de toute la mise en scène d’Ophuls. Les artifices employés, notamment celui de faire jouer à Joan Fontaine tous les stades de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, peuvent sembler effroyablement faux et même être taxés, si l’on se méprend, de maladresses ou de naïvetés. Mais c’est faire là une véritable erreur d’appréciation, de ne pas voir justement qu’Ophuls édifie tout son récit sur des faux-semblants, ceux que cultivent sciemment ou inconsciemment le couple. A la candeur sacrificielle de l’héroïne répond tout l’environnement profondément vicié de Vienne, sa décadence, ses faux décors romantiques, ses entremetteurs graveleux et ses dandys cyniques. Les allusions sexuelles, récurrentes dans le film, sont même d’une franchise détonante. Chacun participe, aubergiste, cocher et laquais, de la licence généralisée par leurs maîtres. Ophuls n’est pourtant pas un moraliste, du moins, il se garde d’être moralisant. Son propos est souvent cru sous le vernis formel, avec toujours en coin, une ironie légère et amusée.
La force du film tient à cet alliage improbable d’ingénuité romantique et de désinvolture cynique, soit le pôle très premier degré du récit, celui de l’héroïne, et de l’autre, celui sophistiqué des prédateurs et autres manipulateurs, que représentent Stefan et la bonne société viennoise. A ce titre, les artistes en prennent pour leur grade même si Ophuls n’oppose pas les mondes des personnages. Leurs univers, qu’ils soient intérieurs et extérieurs, se confondent ; ils échangent leurs illusions. Chacun élabore une mise en scène à sa façon à laquelle participe son partenaire. Il y a celle de la victime consentante, qui veut échapper à une existence morne et toute tracée, et celle de son "fournisseur" d’illusions, qui se sauve de sa propre vacuité en la remplissant du désir des autres.
Si les décors du Vienne reconstitué sont très soignés, Ophuls n’en gomme pas totalement la fausseté. La ville est déjà pour lui, un simulacre criant de fausseté, un fantasme de beauté qu’il serait vain de rendre naturel. Qui plus est, rappelons que tout le film est énoncé et visualisé en adoptant le regard, forcément chimérique, de l’héroïne. Dans une remarquable scène, un mécanisme forain donne le change à l’amoureuse en réalisant à moindre frais ses souhaits d’évasion. Stefan amène l’admiratrice dans une attraction, un faux wagon de train aux fenêtres duquel, défilent des paysages peints dont Venise, la ville romantique par excellence. L’héroïne, grande consommatrice de brochures et d’illustrés, rentre instantanément dans le panneau, comblant Stefan bien au-delà de ses espérances. Pendant ce temps, le mécanicien s’épuise à faire tourner le décor en pédalant…
 
 
Difficile de refuser à "Lettre d’une Inconnue" le statut, même s’il n’est plus à démontrer, de chef d’œuvre. Ophuls demeure l’un des maîtres tardifs qui, venu du muet, en a gardé l’efficacité et l’inventivité visuelles. C’est certainement un formaliste des plus accomplis mais surtout un grand expérimentateur de récits, capable de tresser ou de dilater les temporalités, tout en rendant invisibles les coutures. Mais par delà cet excès de maîtrise qui a pu constituer parfois un reproche, le cinéma d’Ophuls, finement distancié, garde une consistance humaine et émotionnelle très directe. C’est tantôt la composition d’un plan (Joan Fontaine en retrait dans la pénombre d’une porte d’entrée), un décor (elle toujours, qui s’élance parmi les ferronneries contournées de l’inoubliable cage d’escalier), un détail (sa bouclette enfantine qui s’estompe) qui susciteront la plus vive émotion car ils diront de manière quasi subliminale la nature ou la précarité du personnage, saisie instantanément par le spectateur dans une intuition imagée.

 

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A propos de William LURSON

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