L’association Powell/Pressburger s’est déjà rendue responsable de quelques pièces maitresses du cinéma d’alors (Colonel Blimp et A matter of life & death sans oublier la parenthèse enchantée A Canterbury Tale) quand elle s’attaque à cette adaptation du roman de Rumer Godden Le Narcisse noir. Après un Colonel Blimp montrant (en temps de guerre !) une amitié entre deux officiers, l’un anglais et l’autre allemand et où, outrage suprême, l’officier allemand se montre bien plus humain et sympathique que son acolyte britannique, le duo continue dans la voix de la subversion apaisée et de l’espièglerie éclairée en posant trame narrative et caméras dans un monastère d’une lointaine contrée perchée aux confins de l’Inde et du Népal afin d’y narrer les tourments existentiels et passionnés d’une poignée de religieuses britanniques qui voient surgir quelques troubles charnels au contact d’un jeune et vigoureux employé britannique en charge de l’entretien des lieux.
Le monastère, imposant édifice de l’extérieur, se révèle un dédale Eisensteinien (on pense à son Ivan Grozny) une fois à l’intérieur, des plafonds bas, des pièces qui s’empilent les unes derrière les autres, une chapelle surtout inexplicablement étriquée pour une bâtisse pourtant si grande. Une claustrophobie d’autant plus manifeste que le monastère est comme posé face à un précipice autour de la chaine de l’Himalaya, vastes murs végétaux et neigeux d’une prison mentale, un refuge en guise de cul-de-sac.
Prouesse des décors (l’Himalaya aux studios de Pinewood en Angleterre, les montagnes en peinture sur verre, magique), miracle climatologique (l’un des deux jardins tropicaux anglais jouxte le studio on y fera les extérieurs), le Narcisse noir est peut-être avant tout cette splendeur plastique (Vermeer n’est pas très loin, le Technicolor est partout) justement récompensé par l’Oscar de la meilleure photographie (mention Couleur) et du Golden Globes dans la même catégorie pour son démiurge Jack Cardiff. Si vous pensiez que le Magicien d’Oz ou encore Autant en emporte le vent étaient au panthéon du procédé Technicolor, jetez donc un œil sinon les deux sur les productions Powell/Pressburger mises en lumière par Jack Cardiff, le spécialiste européen du genre.
Splendeur plastique certes mais ce n’est évidemment pas tout. En lisant les mémoires de Powell on comprend d’autant mieux certains pans de son cinéma, cette recherche d’équilibre entre un hédonisme truculent et une puribonderie de bon aloi, une morale chrétienne omniprésente et la pulsation sensorielle qui vient non pas la combattre (Lars von Trier est loin d’être né) mais la défier, comme un enfant tirerait la langue à son professeur. La vie de Powell ne fut pas celle d’un lord Anglais, plutôt celle d’un joyeux aventurier, celle d’un homme de son temps voire de celui d’après, son cinéma illustre cette position le concernant, celle d’un homme de l’image et du récit qui s’agitait entre les lignes, autant par amusement que pour éviter les snipers du bon goût, eux qui auront sa peau plus tard.
On voit à l’œuvre ce combat bien avant Peeping Tom (un film pour le coup aussi magistral qu’inquiétant) tant dans les Chaussons Rouges (même si le combat porte davantage sur le choix cornélien opposant l’Amour à l’Art) que dans ce Narcisse noir dont c’est le thème majeur :
- Ce sont ces religieuses dont on ne voit que le visage, ces femmes dont le désir ou le combat contre lui se lit dans le regard, difficile d’ailleurs oublier celui possédé de Kathleen Byron.
- C’est le personnage joué par Jean Simmons qui danse pour le jeune général et introduit au-cœur même du monastère désir et passion. Cette danse de la séduction effectuée le sourire aux lèvres, le sourire de l’innocence, advienne ensuite que pourra à son départ, le ver étant désormais dans le fruit.
- Ce sont encore ses flashbacks mettant en scène une lumineuse Deborah Kerr (dont l’amour que lui portait son compagnon Powell transparait à chaque plan) à la chevelure rousse incandescente, tel le buisson ardent biblique qui s’en va révéler sa vérité charnelle à un Moïse portant short colonial et sandales de marche (c’est qu’on est dans l’Himalaya et que Brad Pitt n’y a pas encore tourné avec Jean-Jacques Annaud).
Le Narcisse noir reste une des nombreuses flèches de la compagnie des Archers à avoir touché dans le mille, les Chaussons rouges qui lui fait suite pare de mille feux cette imposant âge d’or du cinéma Powellien/Presseburgiste, la suite sera un tantinet plus délicate pour le sympathique Michael même si son chef d’œuvre Peeping Tom (Le voyeur) est à venir, un chef d’œuvre maudit qui freinera sa carrière et la rognera d’une assise financière nécessaire à d’autres beaux et grands projets (une comédie en Australie mouais).
Il y eut heureusement une redécouverte joyeuse et touchante au-cœur des années 80, la reconnaissance de ses pairs, Martin Scorsese en premier lieu avec qui il développera une profonde amitié (ce coquin de Powell ira même jusque se mettre en ménage avec la monteuse de Marty, Thelma Schoonmaker) mais aussi chez nous Bertrand Tavernier et plus au nord Aki Kaurismaki qui en fera l’invité d’honneur de son formidable Festival du soleil de minuit.
Voilà une occasion rêvée de découvrir sur grand écran une pellicule imprimée comme rarement elle put l’être, une pellicule maculée de décors et de tourments intérieurs, de corps et d’esprit, d’esprits au pluriel pourrait-on dire, d’esprits sur le chemin de la liberté.
Cette sortie en salles en copie restaurée, à laquelle Culturopoing bombe le torse d’être associé, est aussi l’occasion de saluer avec émotion les mémoires de quelques acteurs premiers de cette entreprise : Deborah Kerr, Jack Cardiff et enfin Jean Simmons, tous disparus ces deux dernières années. Une fois n’est pas coutume il est plus que recommandé d’applaudir à la lecture de ces noms.
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