1967, un jeune cinéaste vient tout juste de transformer le septième art avec son deuxième long-métrage, Le Lauréat, impulsant d’un même geste les bouleversements du Nouvel Hollywood et le genre du teen movie. Mike Nichols, auteur jusqu’alors de Qui a peur de Virginia Woolf ?, signe là une œuvre générationnelle et révèle un tout jeune Dustin Hoffman. Pour un artiste aussi influent et précurseur, force est de constater que la suite de sa carrière ne fera pas de lui une référence absolue, un nom inévitable, malgré de brillantes réussites. Après des années 90 en demi-teinte (Wolf, The Birdcage, remake de La Cage aux folles), il conclue sa carrière sur deux films au casting quatre étoiles, le très bon Closer et La Guerre selon Charlie Wilson, écrit par Aaron Sorkin, avant de disparaître en 2014. En 1973, tout juste après avoir signé Ce Plaisir qu’on dit charnel, il retrouve le producteur Joseph Levine pour l’adaptation d’un roman de l’écrivain français Robert Merle (Week-End à Zuydcoote). Confié au scénariste Buck Henry (déjà à la plume sur Le Lauréat et Catch 22 du réalisateur), Le Jour du dauphin raconte le combat du docteur Jake Terrell, qui a réussi à enseigner le langage oral à un dauphin nommé Alpha. Mis sur écoute par une mystérieuse organisation, il fait tout pour que sa création ne tombe pas entre de mauvaises mains. Pour interpréter le scientifique, Nichols jette son dévolu sur George C. Scott (qui a tourné dans l’excellent Les Flic ne dorment pas la nuit de Richard Fleischer l’année précédente), quant à sa femme et collaboratrice, elle est interprétée par Trish Van Devere, épouse du comédien, avec qui elle partagea l’affiche à de nombreuses reprises. Ce thriller politique et paranoïaque mâtiné de fable écologique a désormais droit à une ressortie dans les salles obscures à partir du 20 juillet, en copie restaurée, grâce à Studiocanal et Lost Films. L’occasion parfaite pour revenir sur ce curieux hybride.
Sous ses atours de récit d’anticipation prenant pour argument de départ une découverte scientifique notable (ici un animal se retrouve doué de parole), le film s’avère en réalité un grand suspens manipulateur, pas si éloigné du cinéma conspirationniste alors en vogue. Dès cette séquence muette montrant l’apprentissage du cétacé, le film s’écarte de l’émerveillement purement S.F. pour prendre la forme du récit d’une opération militaire très réaliste et terre à terre. Les agents secrets se révèlent être des fonctionnaires fatigués, le héros, isolé dans son laboratoire secret basé sur une île, découvre, dès qu’il retourne sur le continent, un univers de faux-semblants et de mensonges géré par une administration mortifère. Dans cet environnement, tout le monde est sous surveillance, chaque individu est un danger potentiel et communiquer sans parler (alors que la voix est pourtant l’un des nœuds du récit) devient même vital. Difficile de ne pas voir dans cette ambiance paranoïaque et claustrophobique, les thématiques habituelles de celui qui devait initialement réaliser le projet : Roman Polanski. Le cinéaste était en effet rattaché à l’adaptation de Merle – qui aurait été sa première collaboration avec Jack Nicholson dans le rôle de Terrell, un an avant Chinatown – et se trouvait en repérages en Angleterre durant l’été 69 lorsque le meurtre de Sharon Tate fut perpétré. Dévasté, il laisse sa place à Franklin J. Schaffner, d’abord envisagé, avant que Mike Nichols ne s’empare du long-métrage quelques années plus tard. Nul ne sait si la version de Polanski aurait conservé la dimension de charge politique présente dans le roman. Très engagé à gauche, l’écrivain faisait de la CIA, les commanditaires d’un attentat sur un navire américain, une attaque sous false flag visant à accuser les Soviétiques. Le réalisateur du Lauréat, lui, fait le choix de laisser planer le doute sur l’identité de l’agence espionnant les travaux du scientifique, délaissant les partis pris pro-communistes (le héros trouvait refuge à Cuba) au profit d’une approche plus intimiste.
Le gros plan inaugural sur l’œil d’un dauphin plonge directement le spectateur au plus près de ces créatures, véritables moteurs de l’intrigue autant que vecteurs d’émotions. La relation qu’entretiennent Terrell et sa femme, Maggie, avec Alpha épouse les contours d’un lien parental, l’animal les appelant même Pa et Ma, alors qu’ils n’ont eux-même pas d’enfants. La mise en scène de Nichols met un point d’honneur à se placer le plus près possible du héros et du cétacé lors de leurs interactions. Ainsi, bien que le long-métrage se compose majoritairement de plans larges et fixes, la caméra de William A. Fraker (chef op de Bullitt, Rosemary’s Baby et…Street Fighter avec JCVD) s’attarde alors sur les gestes, les regards, les caresses. La superbe musique signée Georges Delerue (Le Mépris, La Nuit américaine) accompagne les seuls moments de tendresse, créant une sorte de ballet aquatique et renforçant l’émotion véritable qui se dégage de cette connexion. Si la représentation de la parole de l’animal peut paraître un peu kitsch et déconcertante (il est doublé par le scénariste Buck Henry), la révélation de cette faculté demeure une scène assez surprenante et impactante. Du bruit répétitif de la créature qui tape inlassablement sur une porte tristement close, à ce final proprement bouleversant, dans lequel un simple bassin vide devient le symbole d’une ère qui s’achève, The Day of the Dolphin (de son titre original) se pose en drame intime sur la filiation, la transmission et la peur d’être dépossédé de ce que l’on a engendré. Car Jake n’est pas qu’un père de substitution, il est aussi un inventeur, un créateur en proie à diverses menaces.
Loin du stéréotype du professeur en blouse blanche cloîtré dans son laboratoire, le héros se présente plutôt comme un artiste, un démiurge ayant donné naissance (avec l’aide d’une équipe) à une entité que le monde souhaite s’approprier pour en faire soit une marchandise, soit une arme. En ce sens, difficile de ne pas percevoir dans la séquence montrant les financiers assister à une démonstration de l’animal, une métaphore des producteurs hollywoodiens ne songeant qu’à renouveler le miracle encore et encore jusqu’à le rendre banal. Sous-texte étonnamment visionnaire lorsque l’on sait que le film est sorti deux ans avant l’acte fondateur du blockbuster (Les Dents de la mer, encore une histoire d’animal marin) et bien avant la mode des suites à répétition et des sagas à rallonge. Autre élément significatif, l’exploit scientifique est, la plupart du temps, introduit aux personnes extérieures, à travers des enregistrements, des simulacres. Terrell, plongé dans le noir et s’adressant de prime abord à la caméra, projette une vidéo à une assemblée (essentiellement composée de femmes, à l’exception d’un jeune Paul Sorvino) ébahie et subjuguée. De même, il fait de la présentation des évolutions vocales d’Alpha, une sorte de performance audio, diffusant des bandes magnétiques les unes sur les autres, aboutissant ainsi à une cacophonie abstraite. La salle de contrôle du laboratoire, avec sa grande vitre rectangulaire permettant aux chercheurs d’admirer les progrès du dauphin dans l’obscurité et un silence quasi religieux, n’est pas sans rappeler une salle de cinéma. La découverte scientifique, perçue comme un bienfait pour l’humanité, est ici assimilée à l’art, toujours menacé d’être récupéré, dévoyé, les créateurs devant lutter pour ne pas être dépossédé de leur œuvre. Pourtant, à travers la conclusion, le réalisateur parle également de l’impossibilité de rester maître de sa création ad vitam æternam, et de la nécessité de couper le cordon et de la laisser exister hors de son emprise. Thriller efficace et prenant, Le Jour du dauphin se révèle également une allégorie du septième art et de ses rouages, peut-être trop visionnaire pour son époque (il fut un échec cuisant, engrangeant à peine plus de deux millions de dollars de recette pour un budget de huit) mais à redécouvrir à l’aune de la situation actuelle des grandes majors.
En salles à partir du 20 juillet.
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