Ce texte comporte des spoilers.
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Depuis mercredi dernier, le distributeur et éditeur Potemkine propose en salles une version restaurée en 4K de La Lettre inachevée, un film du cinéaste soviétique d’origine géorgienne Mikhaïl Kalatozov (1903-1973). Kalatozov est connu pour Quand passent les cigognes (1957), primé à Cannes en 1958, et pour Soy Cuba (1964). Les trois films sont réalisés avec l’aide du remarquable directeur de la photographie Sergueï Ouroussevski.
Kalatozov réalise des documentaires à partir de 1927 et des longs métrages de fiction à partir de 1930. Les autorités censurent cependant certains de ses premiers travaux, lui reprochant son formalisme et des messages accusateurs envers le régime, et l’écartent de la réalisation dans le courant des années trente. Ouroussevski a fait ses débuts comme opérateur d’actualités et a travaillé, entre autres, avec les cinéastes Marc Donskoï et Vsevolod Poudovkine. Kalatozov et Ouroussevski ont été tous deux influencés, entre autres, par le travail du constructiviste Alexandre Rodtchenko. Notamment pour ce qui concerne les cadrages hors-normes : penchés, en forte plongée, en forte contre-plongée… (1).
La Lettre inachevée – littéralement La Lettre non envoyée – raconte l’équipée funeste de trois géologues cherchant des gisements de diamant en Sibérie, Constantin (2), Andreï et Tania, et de leur guide Sergueï. C’est une adaptation d’une nouvelle de Valeri Ossipov que l’on trouve dans l’ouvrage intitulé Le Mystère de la plateforme sibérienne (1958). Kalatozov a commencé à écrire le scénario avec l’auteur et avec Viktor Rozov, le scénariste de Quand passent les cigognes. Peu satisfait de ce que propose celui-ci, le cinéaste appelle à la rescousse un autre scénariste : Grigori Koltounov.
Dans quelques jours, Potemkine sortira le DVD de La Lettre inachevée accompagné d’un film-commentaire d’Eugénie Zvonkine, enseignante-chercheuse spécialiste du cinéma russe et soviétique – intitulé La Lettre inachevée, un diamant noir (25′).
Un livret de 60 pages accompagnera aussi l’édition en Blu-ray. Il comprend le compte-rendu de stage rédigé en 1958 par le futur cinéaste lituanien Gunārs Piesis qui est alors étudiant de cinéma et qui a l’occasion d’accompagner les auteurs au moment de la préparation du film, aux studios Mosfilm (Moscou). Il comprend aussi des extraits du journal de tournage écrit par l’un des membres de l’équipe – probablement l’un des assistants du chef opérateur Sergueï Ouroussevski. Et enfin des extraits de souvenirs du directeur artistique David Vinitski.
On apprend, par ces témoignages, que le tournage a été long et a constitué une entreprise extrêmement périlleuse. On comprend comment ont été construits certains plans complexes. Mais aussi comment a été effectué le travail de création et de découverte de décors.
Deux parties composent le film. La première montre la recherche de gisements de diamant par les membres de l’expédition – dont le nom de code est Octaèdre. Celle-ci, qui se déroule en plein été, est épuisante et longtemps infructueuse. De soir en soir, Constantin, le géologue qui dirige l’expédition, poursuit la rédaction de la lettre qu’il destine à sa femme Véra restée à Moscou. Un conflit naît entre les trois autres protagonistes. Andreï et Tania, les deux jeunes géologues, forment un couple d’amoureux. Sergueï, le guide, est fortement attiré par Tania et perçoit Andreï comme un rival. Il l’insulte et le rabaisse.
La seconde, qui se déroule entre la fin de l’été et l’hiver, commence immédiatement après la découverte inespérée d’un gisement de diamant et la préparation d’une carte destinée aux autorités. Un gigantesque incendie ravage la taïga. Sergueï, Andreï, Tania et Constantin tentent désespérément de rejoindre leur base. Sergueï meurt dans les flammes. Blessé et représentant un poids pour les survivants, Andreï disparaît volontairement. Tania et Constantin affrontent plus tard le froid extrême. Tania meurt d’épuisement. Constantin est retrouvé par les équipes de recherches. Celles-ci peuvent ainsi récupérer la carte indiquant les lieux où se trouve le gisement de diamant.
Sergueï a le corps robuste d’un ouvrier, mais aussi d’un animal. Il maîtrise difficilement ses pulsions et méprise tout ce qui est théorique et scientifique. Élément perturbateur et plutôt pessimiste quant aux chances de trouver des diamants, il disparaît relativement vite. Son rôle n’est pas entièrement négatif, puisqu’il sort des flammes du matériel, de la nourriture et la carte, avant de périr par elles. Mais, dans la seconde partie, son rôle d’antagoniste serait superflu.
Les autres personnages sont aimants et raisonnables, moraux et courageux. Ils ont conscience que leur mission, si elle réussit, permettra à leur Patrie de se développer économiquement, technologiquement, industriellement. Ils sont prêts au sacrifice.
En ce sens, La Lettre inachevée propage assez clairement les idéaux du régime en place.
Mais cette œuvre qui pourrait ne constituer qu’un film de propagande pesant nous semble à la fois subvertie et transcendée par sa dimension profondément tragique, son formalisme parfois hallucinogène. Et par certaines séquences à saisir individuellement, indépendamment de ce qui semble être une longue ligne directrice, un discours d’ensemble orienté de manière univoque.
Il faut rappeler que, au moment où La Lettre inachevée est réalisé, le cinéma soviétique est entré depuis quelques années, depuis la mort de Joseph Staline (1953), dans une période de relatif « dégel ».
Les trois hommes et la femme qui travaillent pour leur Patrie, et donc pour la population de leur pays, sont en guerre contre la nature, la Mère Nature. Ils affirment lui « livrer bataille ». Ils cherchent inlassablement à en percer les secrets, à arracher par la force ce qu’elle recèle en son sein. Lorsque, se rendant compte que l’été s’achève et qu’il va leur falloir rebrousser chemin sans avoir réussi à trouver ce qu’ils convoitent, les protagonistes redoublent d’efforts pour creuser la terre, briser la roche (3). L’énergie brutale avec laquelle ils accomplissent leur tâche, la force qu’ils dépensent sont filmées de façon à les renforcer. Des mouvements de caméra violents accompagnent les gestes et les coups. Les actions perdent leur réalité et deviennent quasiment des abstractions dynamiques.
À de nombreux moments, en cette partie première du film, des images de flammes sont surimprimées à celles des personnages en action. Ces éléments visuels artificiels sont justifiés par les feux qu’allument ceux-ci pour se chauffer, faire cuire leurs aliments. C’est d’ailleurs à leur coin que Constantin écrit à Véra. Mais il y a plus que cela. Ce feu pourrait représenter l’exploitation corrosive à laquelle se livrent les géologues et leur guide. En brûlant véritablement, la nature n’est pas tant détruite que réveillée et elle mène une opération de destruction sur les humains, comme par vengeance. « Véra, quelle horrible catastrophe. La nature s’est retournée contre nous » [sous-titres français], se lamente Constantin en voix off-interne… avant même d’ailleurs, il faut le dire, que l’on voit le personnage voir les flammes.
Les flammes filmographiques ne symbolisent pas seulement l’offensive menée par les Hommes contre la Nature, qui répondra avec ses moyens, elles sont un signe avant-coureur de ce qui va s’abattre sur Sergueï, Andreï, Tania et Constantin. Sur cette question du présage, mauvais, on notera qu’en procédant à des excavations pour avancer dans leur recherche de minerai, les protagonistes donnent l’impression de creuser leur propre tombe. En les filmant souvent en contre-jour, de façon à ne présenter d’eux que des silhouettes noires, et parfois des silhouettes noires minuscules dans un paysage immense, les auteurs montrent l’impuissance de ces protagonistes face à la nature, et annoncent, par foreshadowings, l’anéantissement de la plupart d’entre eux.
Dans son commentaire, Eugénie Zvonkine a l’occasion de rappeler que, dans ce film, la nature n’est pas uniquement considérée comme une entité que combattent les hommes, mais aussi comme le décor permettant de représenter extérieurement les états d’âme des personnages (4). Nous utiliserons, pour notre part, la fameuse formule de Sergueï Eisenstein qui expliquait porter dans ses films un intérêt à la nature, mais à une nature « non indifférente ». Dire cela implique, selon nous, qu’il y a aussi quelque chose de la désolation et de l’affrontement au sein des personnages, au niveau intrapersonnel – nous avons déjà mentionné ce qui relève de l’interpersonnel. Or, il se trouve qu’une scène évoque un déchirement vécu intérieurement par le chef de l’expédition, Constantin. Une scène assez théâtrale, avec un acteur qui n’est pas sans nous rappeler Max Von Sydow tel qu’il a pu être mis en scène par Ingmar Bergman, a lieu vers la fin de la première partie, juste avant que le diamant soit découvert. Constantin marche sur un tapis de gigantesques pierres et se tourmente. Cela ressemble à un monologue, même si ce n’en est pas exactement un : on entend une voix-off interne. Le héros se rend compte qu’il va perdre la partie, qu’il ne trouvera probablement rien, qu’il a épuisé son équipe. Il est prêt à renoncer. Et, en même temps, il a confiance, lui, dans les indications données par les scientifiques. Et il sent que les diamants sont proches. Cette synthèse assumée entre intuition et savoir le remet en marche.
Il y a des moments étonnants dans La Lettre inachevée, qui, pris isolément, semblent dénoncer le comportement relativement froid et lointain des autorités. Ces moments, aussi courts soient-ils, sont importants, car il est difficile d’imaginer cette représentation critique parcourir tout le film. Lorsque les protagonistes découvrent qu’ils sont encerclés par les flammes, ils prennent leurs affaires pour fuir, mais essaient aussi de contacter leur base. La communication est techniquement impossible. Chacun parle, mais sans entendre l’autre, dans un dialogue de sourds. C’est une manière, bien sûr, de créer du suspense ; d’autant que les choses s’amélioreront un tant soit peu par la suite. Mais, pour notre part, nous nous sommes dit pendant quelques instants que les autorités n’écoutent pas les géologues en péril et ne font que débiter un discours glorificateur à leur intention, à l’aveugle. C’en est presque drôle.
Ce relatif problème de communication se reposera plus tard, quand Constantin au bout de son parcours, hallucine Diamantville – la cité qui pourra être construite grâce au diamant, mais qui n’est pas une réalité dans le cadre du récit filmique -, et crie pour prévenir tout le monde. Épuisé, il est quasiment aphone. Certes, le son est réverbéré et porté vers le lointain grâce à l’instance auteuriale, mais il y a un hiatus.
Un autre passage nous a stupéfait. C’est le moment où Constantin est découvert par les équipes de recherches et de secours. On ne sait pas vraiment s’il est vivant ou mort – même s’il ouvre les yeux. Le médecin qui écoute les battements de son cœur ne laisse transparaître absolument aucune réaction. Le film se termine par un mouvement arrière, un mouvement d’éloignement laissant Constantin sur la glace. La caméra se trouve forcément à bord d’un hélicoptère qui s’envole (5). Certes, un autre appareil vole à proximité de Constantin et des membres de l’équipe de secours qui en sont descendus, et chacun peut imaginer que le géologue sera emmené, mais ce n’est pas montré ! Constantin est peut-être un héros à dimension christique, qui s’est sacrifié pour sa mission et la Patrie soviétique, mais, justement, en ce cas, sa dimension humaine n’est plus. Ce qui peut poser problème pour le spectateur qui a été si proche de lui.
La Lettre inachevée est un majestueux polyèdre, un joyau filmique présentant donc de multiples facettes.
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Notes :
1) Cf. François Albera, « Le retour de Kalatozov. Coffret Mikhaïl Kalatozov », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 77 | 2015, mis en ligne le 29 janvier 2016. http://journals.openedition.org/1895/5087
2) Les personnages sont Russes et ont bien sûr deux prénoms. À noter que Constantin n’est parfois appelé que par le second : Sabinine.
3) Ce n’est probablement pas un hasard si, au moment où Tania découvre finalement du diamant, Sergueï, qui est à ses côtés, s’approche d’elle et, envahi par le désir, semble prêt à la violer. Concernant cette scène, on pourra se reporter à l’analyse précise proposée par Eugénie Zvonkine (vers 18’20). Zvonkine distingue dans La Lettre inachevée différentes manières de figurer la « sensorialité », l’« amour ». Il y a, donc, le « désir impérieux », « incontrôlable » de Sergueï qui le pousse vers Tania. Mais il y a aussi le « désir amoureux doux » comme une « caresse », représenté, entre autres, dans une longue surimpression du visage de Constantin – qui, au début du film, est dans l’avion le menant sur les lieux où va se dérouler l’expédition – et du visage de sa femme Véra dont il se souvient (vers 22’05).
4) Cf. le commentaire d’Eugénie Zvonkine vers 8’50.
5) Un moment visuel comparable du début du film revient en mémoire. Celui correspondant à l’envol et à l’éloignement de l’hélicoptère qui a déposé les protagonistes dans la taïga.
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