Réalisé en 1957, 4 ans après la mort de Staline, Quand passent les cigognes obtient la Palme d’Or au festival de Cannes, en 1958. Signé Mikhaël Kalatozov, ce film s’attache à suivre le destin d’une femme, Veronika, et de sa vie amoureuse, par temps de guerre comme de paix. Passionnée, elle est éperdument éprise de Boris, mais l’invasion de la Russie par l’Allemagne nazie, en 1941, a forcé leur séparation. Boris est appelé sur le front et Veronika, désespérée, finit par céder aux avances de son cousin, Frank, qui a rusé pour éviter d’avoir à se battre.
Pessimiste, moderne, ce film semble doucement s’émanciper de la propagande du régime, préférant dépeindre une Russie secouée par les désastres de la guerre qu’une Mère-Patrie triomphante et immaculée. Du point de vue formel, on assiste à une œuvre d’une rare ambition. Le directeur de la photographie, Sergueï Ouroussevski, avait fortement été influencé par le travail d’Eduard Tisse, le chef opérateur d’Eisenstein, et il faut lui attribuer une bonne part de la réussite esthétique de Quand passent les cigognes, qui accumule les morceaux de bravoure visuelle, ainsi cette scène dans un escalier, ainsi ces surimpressions miraculeuses, ainsi un nombre invraisemblable de séquences. La caméra se montre aussi libre que dans un film de Dziga Vertov — s’élève, tournoie, magnifiant Veronika, son désarroi, son errance et son vertige.
A y réfléchir, ce film semble dépositaire d’un tiraillement entre sa forme et son propos. Le finale, où Veronika comprend qu’elle ne reverra jamais Boris et se fond dans une foule en liesse, puisque la guerre est finie, laisse une étrange impression. La Russie, triomphante, est immuable, tout autant que le ciel traversé par ce vol de cigognes, image qui ouvrait déjà le film, sorte d’épanadiplose céleste et secrètement macabre. Rien n’a apparemment changé, en fait, si ce n’est le visage de Veronika, qui s’est comme fissuré. Ce qui s’est véritablement transformé, pourtant, c’est la forme qui, reprenant la tradition expérimentale des années 1920, témoigne d’une furieuse liberté, celle des débuts de la révolution, celle des horizons dégagés.
Et peut-être faut-il envisager Quand passent les cigognes comme un film contestataire qui signerait une critique du régime, non pas dans ses dialogues ou son scénario, mais dans ses allures de maelström visuel. Cet étonnant alliage de surimpressions, de cadres tranchés, de caméras portées et de travellings aériens, semblerait dès lors critiquer autant les horreurs de la guerre que le carcan d’autocensure où il se terre, dans la nécessité de satisfaire une propagande ; ce lieu où tout est contraint à un relatif silence, cette cage où un chien fou enragerait de ne pouvoir hurler sa différence. On se souvient qu’Herzog, en tournant, son Nosferatu, fantôme de la nuit, avait l’ambition folle de renouer avec le chef-d’œuvre de Murnau et d’effacer ainsi la totalité du cinéma nazi. Le film de Boulganine et d’Ouroussevski anticipait probablement déjà ce geste, reprenant le flambeau de l’ambition filmique des débuts de l’URSS, bien avant la Seconde Guerre mondiale, là où l’espoir étant encore permis.
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